lundi 24 juin 2019
samedi 8 juin 2019
Un artiste a disparu, pas son souffle: Freddy Buache
Freddy Buache est décédé le 28 mai
dernier. Pour ceux qui ne le connaissent pas, il s’agit d’un passionné de
cinéma, né en 1924 dans une famille modeste, créateur de le Cinémathèque
suisse, à Lausanne, dont il fut le directeur de 1951 à 1996. Ecrivain, il fut
l’auteur de nombreuses monographies sur des cinéastes, comme Luis Bunuel, G.W.
Pabst, Georges Franju, Erich von Stroheim, Daniel Schmid, Michel Soutter, Claude
Autant-Lara, ainsi que d’ouvrages sur les cinémas suisse, américain, allemand,
italien, anglais, français, tous chefs-d’œuvre d’érudition et de rigueur, et
qui n’ont rien perdu de leur actualité. Il fut le défenseur d »’un cinéma
libre de toute contrainte et de toute censure :
« La stérilisation idéologique à laquelle fut soumis, presque dès sa naissance,
le cinématographe, permit de développer l'invention des frères Lumière et les
fantasmagories de Méliès dans le sens d'une industrie du spectacle aliénant au
détriment des possibilités d'expression libératoire qui auraient pu être mises
en œuvre par le moyen de cette nouvelle technique. »
(Extrait de Erich von Stroheim,
Seghers, Paris, 1972, pages 5-6)
Buache était aussi un fort en gueule,
ne mâchant pas ses mots contre tous ceux avec qui il était en désaccord, et
c’était un régal de le voir, sur les plateaux de télévision, envoyer promener
ses contradicteurs. Enfin, il fut poète, auteur de plusieurs recueils, Terre-Pleins,
Contre-Chants, Ombres Exaspérées, Répertoire après la Tempête, publiés entre
1949 et 2009.
Etienne
Freddy Buache, ancien directeur de la Cinémathèque suisse
Figure de la cinéphilie suisse, il a
créé l’institution cinématographique en 1948 avant de la diriger de 1951 à
1996. Il est décédé le 28 mai, à l’âge de 94 ans.
Par Jacques Mandelbaum
L’ancien directeur de la
Cinémathèque suisse, Freddy Buache, à Locarno, en 2012. Xavier LAMBOURS / SIGNATURES |
Grande figure de la cinéphilie suisse, Freddy Buache est mort le
28 mai, à l’âge de 94 ans. Né le 29 décembre 1924, fils
d’un couple de cafetiers de Villars-Mendraz, dans le canton de Vaud, c’est dans
ce paisible village que le futur mordu de cinéma passe une enfance bucolique
avant de suivre ses parents ruinés à Lausanne, où la vie lui sera beaucoup
moins facile.
Une scolarité brillante lui ouvre néanmoins la porte des études. Sa
découverte du cinéma est précoce, il la cultive en même temps qu’il s’initie
aux charmes philosophiques de l’existentialisme. Cette passion le conduit deux
ans plus tard, en 1945, à visiter une exposition sur le cinéma français
tenue à Lausanne, grâce à laquelle il fait connaissance d’Henri Langlois, le
fondateur de la Cinémathèque française. Cette rencontre cristallise sa
vocation, qui fera de Freddy Buache un des pionniers de la cinéphilie dans son
pays natal, où l’amour du cinéma, et partant de la chair, n’était pas chose
aisément admise.
Un humanisme fulminant et
engagé
Il participe ainsi à la création du Ciné-club de Lausanne en 1946,
puis devient responsable de la rubrique cinéma de La Nouvelle revue de
Lausanne, crée en 1948 la Cinémathèque suisse, inaugurée deux ans plus
tard par Erich von Stroheim. Dès 1951, succédant à Claude Emery, il prend les
rênes de l’institution, qu’il dirigera avec talent et passion
jusqu’en 1996.
En cela comparable au magistère d’Henri Langlois à Paris ou de Jacques
Ledoux à Bruxelles, son règne y est sans partage. Noblesse oblige : Buache
fait partie de cette génération qui faisait les poubelles pour y récupérer des
copies de films qui ne valaient pas mieux que cette destination aux yeux du
plus grand nombre. Fiévreux, jaloux, bouillonnant, inspiré, truculent,
brouillon, poétique, une aura de grand pionnier et de père fondateur l’éclaire,
en version anarchisante, bien décidé à faire durer l’enfance jusqu’au bout de
la vie.
Buache, c’est à l’œuvre un humanisme fulminant et engagé, un critique de
cinéma qui n’aura jamais posé la plume, un idéaliste qui sortait son pistolet
quand il entendait le mot « commerce » et qui fulminait contre
Hollywood, quitte à jeter le bébé avec l’eau du bain pour mieux défendre la
merveilleuse diversité des nouveaux cinémas éclos dans les années 1970 de par
le monde.
Montrer des films, puis en parler, le concernait plus que tout au monde. Ce
faisant, il cultive des amitiés. Luis Buñuel, Milos Forman, Jean-Luc Godard,
excusez du peu, en seront. Il est également actif sur le plan strictement
national, militant pour faire entrer dans la législation de la Confédération
une loi sur le cinéma ou soutenant le fameux Groupe 5, association de
cinéastes qui compte notamment Alain Tanner et Claude Goretta, incarnant alors
le renouveau du cinéma suisse.
Evincé dans les années 1990 d’une institution qui entrait fatalement dans
un âge plus rationnel, plus efficient, plus normé, Buache, âgé de 71 ans,
fidèle à sa passion éruptive, fit entendre sa colère, qui fut grosse. Il
n’empêche. Son souvenir reste vif auprès de tous les cinéphiles suisses, y
compris à la cinémathèque, où son lointain successeur, Frédéric Maire, lui a
rendu sur les ondes de RTS un bel hommage à l’occasion de sa disparition,
rappelant ce qu’il lui devait au titre de sa culture cinématographique
personnelle et insistant sur l’honneur qu’il y avait pour lui à diriger « sa
cinémathèque ».
Par ailleurs, Buache était homme à faire feu de tout bois. Quoique
indélogeable, il ne se claquemura pas dans les murs de la cinémathèque. Il
fréquentait ainsi les festivals du monde entier, où sa place au premier rang,
et les commentaires post-séances, étaient légendaires. Il était aussi
responsable d’une collection de livres de cinéma aux éditions L’Age d’homme, où
lui-même publia des ouvrages sur ses compatriotes, les excellents Daniel Schmid
et Michel Soutter.
Il codirigea encore le Festival international du film de Locarno, l’un des
plus grands festivals de cinéma du monde, de 1966 à 1970. Il écrivit enfin, à
titre personnel, de la poésie. Et c’est bien au poète en Freddy Buache que
Jean-Luc Godard, peu coutumier de complaisance, rend hommage en 1982, par
un court-métrage intitulé Lettre à Freddy Buache, qu’on
découvrit au Festival de Cannes. Peu auront eu cet honneur.
Freddy Buache en quelques dates
29 décembre 1924 Naissance
à Lausanne (Suisse)
1946 Crée le
Ciné-club de Lausanne
1948 - 1996 Crée puis
dirige la Cinémathèque suisse
1966 - 1970 Codirige
le festival international du film de Locarno
28 mai 2019 Mort à
Lausanne
Jacques Mandelbaum LE MONDE.FR
Il
gattopardo, 1962
(Le guépard)
(Le guépard)
par Freddy
Buache
Le prince Salina (Burt Lancaster) et Angelica (Claudia Cardinale) au bal de Don Diego.
"Devant la jeunesse d'Angelica et devant un tableau figurant l'agonie d'un vieillard, Don Fabrice doit se résoudre à l'évidence de sa solitude; son corps glisse vers la mort et le passé s'éteint."
Ce texte est extrait de l'ouvrage "Le cinéma italien (1945-1979)" par Freddy Buache, disponible dans son édition la plus récente aux éditions de L'âge d'homme.
" Fils d'une célèbre et noble
famille, Visconti a donné plusieurs témoignages de son esprit progressiste et
libre en même temps que de sa culture, de son goût d'un extrême raffinement et
de sa supérieure imagination plastique. Lui seul pouvait sans dommage tenter
l'adaptation à l'écran du très attachant roman écrit par le prince Giuseppe
Tomasi di Lampedusa vers la fin de sa vie et dont le manuscrit fut remis à un
éditeur après la mort de l'auteur qui gagna rapidement en 1958 une immense
gloire littéraire posthume. Lampedusa, de toute évidence, a mis beaucoup de
lui-même dans le portrait de son héros et Visconti a pu s'y reconnaître pour, à
son tour, mouler ce personnage à partir de sa propre conception du monde et de
l'Histoire. Son film qui dure plus de trois heures, ne constitue en définitive
qu'un portrait. Mais ce portrait n'est pas tracé sur la base d'une préalable
exploration psychologique. Au contraire, par une démarche créatrice inverse, il
se forme lentement sous nos yeux dans la mesure où les événements extérieurs
viennent s'y graver. Ce sont les tensions et les contradictions de la société
qu'il incarne qui lui confèrent, d'arrière en avant, son visage singulier et
bouleversant sur lequel nous avons peu à peu la possibilité de déchiffrer les
signes d'une exceptionnelle destinée mêlés à ceux d'un monde en pleine
transformation.
C'est dire que l'œuvre est aussi
riche que complexe, faisant scintiller sous une pureté esthétique sans défaut
mille implications politiques ou sentimentales qui se lient, se multiplient, se
répondent pour nous entraîner au noyau de la grandeur tragique autour de
laquelle palpite le drame. L'art de Visconti répugne aux effets susceptibles
d'étonner les amateurs d'insolite ou d'artifices pseudo-avant-gardistes. Il est
authentiquement classique, d'une perfection qui laisse peu de prise à l'analyse
et qui peut, à la rigueur, pour un observateur inattentif ou de mauvaise foi,
se confondre avec quelque réussite d'artisanat de grand luxe: "... une
élégante surface tendue sur le vide. Derrière la toile, il n'y a rien; ce ne
sont que traits et arabesques pour l'œil. Pas une rêverie pour l'esprit; pas
une perspective pour le coeur: tout est de surface, même les sentiments"
écrit Pierre Marcabu dans Arts. Je veux bien que ce journaliste parisien
ne représente par une référence de qualité pour la connaissance cinématographique
ni pour l'intelligence critique et moins encore pour la bonne foi. Son dédain
vise la forme afin de mieux pouvoir escamoter le fond; on procédait de la sorte
autrefois dans L'Action française et maintenant dans Rivarol ou
plusieurs de ses émules déguisés en tranquilles publications familiales. Mais
cette attitude méprisante qui explique peut-être l'incroyable incompréhension
que rencontra Senso, révèle la force véritable d'une œuvre comme Le
Guépard: la beauté renvoie ici à un contenu; elle est ce contenu et
manifeste une réalité gênante aussi bien pour les dogmatiques de gauche que
pour tous les gens du centre et de droite. Elle s'articule principalement sur
une méditation politique postulant que puisque le monde change il convient
d'essayer de maîtriser ce changement. Cette tâche s'avère d'ailleurs
terriblement délicate car il suffit d'un rien, d'une illusion, d'une erreur
d'appréciation, d'une imprévisible ou impondérable mutation des aspirations
d'un groupe pour qu'une intention libératrice se retourne instantanément en son
contraire.
Dans sa somptueuse demeure
sicilienne, la famille du prince Don Fabrice Salina est réunie pour la prière.
Tout respire là un bonheur ancien, une sorte d'éternité cérémonieuse qui fait
de la féodalité une classe de droit divin: respect de la tradition,
aristocratie clairement hiérarchisée. Les entorses que le maître peut faire
subir à la morale prônée sont prévues: le confesseur se trouve à portée de la
main! Brusquement un majordome se dresse sur le seuil et, essoufflé, déclare
qu'il y a un soldat mort dans le jardin. Ce cadavre est l'équivalent du premier
rat crevé qui, dans le roman de Camus, annonce la peste. Les Chemises Rouges de
Garibaldi ont débarqué. Dans les convulsions du "Risorgimento"
l'unité nationale italienne va se forger. Du coup, le trop bel équilibre féodal
se rompt: une fissure menace l'édifice. L'Histoire des hommes redevient
accidentelle, livrée aux risques d'une liberté toujours prête à redevenir
sauvage malgré les garde-fous de la religion et de la culture. Les
civilisations sont fragiles! Tel pourrait être le premier thème de ce film.
La nouvelle situation entraîne la
promotion d'une nouvelle classe: la bourgeoisie. Que cherche-t-elle? A
supprimer les privilèges? Non. Elle veut seulement avoir droit à leur partage;
immédiatement, Don Fabrice comprend que pour la neutraliser il faut s'y allier
et non s'y opposer. Son neveu, le jeune Tancrède, le comprend également.
"Si nous voulons que tout reste pareil, dit-il, il faut que nous changions
tout!" Il s'engage dans les partisans. Cependant, dès que l'objectif est
atteint, il devient défenseur d'un régime afin d'éviter que la revendication
dépasse les limites d'une réadaptation réformiste et qu'elle s'attaque aux
structures profondes. Après avoir combattu du côté des patriotes loqueteux, il
rentre chez lui en uniforme de gala. Au matin du bal fastueux offert par Don
Diego, Tancrède comme les autres, entend les coups de feu de l'exécution de
trois soldats condamnés à mort pour avoir voulu, contrairement à lui, continuer
la lutte. Ces détonations, pour lui comme pour les autres, sont rassurantes;
elles marquent l'installation d'un pouvoir, le retour à l'ordre et à la
tradition. Homme sans envergure mais riche, Don Calogero a donné la main de sa
fille à Tancrède. La noblesse ébranlée un instant et le gras propriétaire
terrien flatté d'avoir pour gendre le neveu du prince, se retrouvent dans le
même camp. L'injustice, une fois de plus, a gagné la partie et chacun va
considérer que cette nouvelle société appuyée sur l'armée et l'Église est un
don du ciel: "Il en faudra des révolutions pour détruire ce philtre
magique qu'on nous verse de là-haut depuis toujours " déclare Fabrice.
Peut-être parle-t-il du soleil, d'une sorte de grâce cosmique, mais il l'identifie
aussi un peu confusément au Dieu des chrétiens.
De cet ensemble d'êtres
opportunistes, le prince est le seul qui soit capable de juger, de comprendre
la mutation. Attaché à quelques valeurs primordiales, discutables certes mais
précises, il est le seul à savoir les intégrer à la vie. Les raisons de sa
nostalgie relèvent d'abord de cette conviction désenchantée: l'humanisme
disparaît. Qui sont-ils ces nouveaux représentants du pouvoir? Le colonel qui
raconte avec complaisance des souvenirs et qui aligne les lieux communs;
Calogero qui devant un magnifique chandelier rapporté d'Espagne ne trouve pas
autre chose à dire que "ça doit valoir le prix de plusieurs
hectares", bref des gens sans envergure, sans densité spirituelle, sans
conscience ni sensibilité, des rustres qui miment la noblesse et qui sous
quelques frauduleux prétextes de libéralisme seront demain beaucoup moins
libéraux et d'une influence beaucoup moins féconde qu'elle.
Au cours de sa capitale conversation
avec Chevalley, Don Fabrice se définit mieux encore que ne pourraient le faire,
à sa place, les psychanalystes ou les sociologues. Il explique sa tristesse
face à son avenir et à celui de l'humanité: "Je suis d'une génération
malheureuse et sans illusions. Nous sommes vieux et fatigués. Le sommeil, c'est
tout ce que souhaitent les Siciliens et ils haïront ceux qui voudront les
réveiller..." Ce discours est repris visuellement et approfondi par
Visconti durant la partie du bal. Devant la jeunesse d'Angelica et devant un
tableau figurant l'agonie d'un vieillard, Don Fabrice doit se résoudre à
l'évidence de sa solitude; son corps glisse vers la mort et le passé s'éteint.
Le miroir lui renvoie l'image d'un regard embué par les larmes tandis que dans
le salon voisin la fête continue et que jusqu'à l'aube les jeunes couples
dansent avec insouciance.
Le prince nous révèle ainsi à
travers une dignité pathétique les contradictions d'une société en position de
déséquilibre et de désespoir: c'est trop tard pour qu'elle liquide
définitivement les anciennes routines, trop tard pour qu'elle ose inventer
audacieusement un avenir dégagé des aliénations en chaîne qui la menacent.
Cette Sicile de 1860, Visconti insinue qu'après un siècle elle rejoint nos
propres problèmes. Il ne nous offre pas de solution car il sait qu'à certains
moments poser les vraies questions est plus urgent que d'y répondre.
On a mal approché la souveraine
beauté de ce film sublime tant qu'on n'a pas effleuré ce qui constitue
l'harmonie déflagrante de son style, l'admirable architecture de ses rythmes à
la fois ample et incisifs, de ce somptueux brassage de couleurs, de mouvements,
d'individus, de paysages, d'intérieurs, dominé toujours par la volonté de
concentrer le récit sur les idées, sur les conversations intellectuelles afin
que la phrase la plus banale, le baiser le plus romanesque, le regard le plus
anodin, la scène la moins apparemment signifiante se reconvertissent
continuellement - parfois de manière imprévisible - en un développement
toujours mieux explicite de la maturation du sens général de l'œuvre.
La majeure incompréhension à son
égard serait d'y voir une composition décorative alors qu'il s'agit d'une
convergence des moyens en vue de réaliser la synthèse du didactisme et de
l'émoi dans une création à la fois de cristal et de flammes, de culture et de
nature, de géométrie et de sang. Dès lors, le mauve fané d'une robe, la dorure
d'un bibelot, le laqué d'un meuble, le moelleux d'une tenture de velours, les
pierres d'un mur, la poussière des galetas abandonnés, tout porte signe aussi
violemment qu'un geste ou que les paroles.
Créateur de la Renaissance, Luchino
Visconti incarne un génie lucide qui ne procède point d'une inspiration
jaillissante mais qui domine son sujet et sa technique, laissant surgir
l'inspiration au terme de sa passion, comme un couronnement. Il signe avec Le
Guépard un chef-d'oeuvre intelligent et populaire qui peut nous redonner
confiance dans le destin du septième art. La prodigieuse utilisation de
l'espace (portes en enfilade, couloirs, champs en profondeur, expressivité des
panoramiques et direction des protagonistes) devrait à elle seule faire l'objet
d'une étude. Certaines séquences, celle de l'arrivée à Donnafugata par exemple,
de la descente des calèches jusqu'à la fin de la messe à l'église, déployée sur
le tissu musical de l'orphéon et de l'orgue, est un haut moment, une séquence
grandiose, fulgurante et admirable comme le meilleur passage d'un Eisenstein ou
d'un Stroheim. "
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