Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Une rencontre c’est parfois un choc. Cela peut être également une caresse, un frôlement, un clin d’œil.
J’ai
rencontré le dernier livre d’Anne Dufourmentelle par sa couverture, clin d’œil
à cet arbre venu fleurir nos pages en mars, il y a un an déjà, un autre printemps :
Anne
Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, était une artiste de la passe.
Passe de la parole, art de l’écart, du pas de côté, laissez passer ce qui
arrive, le tenir à distance pour mieux le
cerner, le penser, le comprendre. Passer de la sidération au désir, ce que
permet le travail d’analyse. Chacune, chacun est libre de s’y prêter « En
cas d’amour », pour poser « Une question d’enfant » face à
« La Sauvagerie maternelle », entre « La Femme et le
Sacrifice » éprouver l’«Intelligence du rêve », la « Puissance
de la douceur » et, passé « L’Envers du feu », transmettre un
« Eloge du risque », oser dire, enfin : « Souviens-toi de
ton avenir ».
Du puits
sans fond au puissant dire – et retour. Anne Dufourmantelle nous a quittés à
l’été 2017, en portant secours à deux enfants dans une mer déchaînée.
Sous la couverture des branches sont recueillies ses « Chroniques »
parues dans Libération.
Je me
demande ce qu’elle aurait écrit sur ce qui nous arrive, cette crise inédite aux
multiples causes, aux effets sidérants. La crise traverse ses écrits : traumatique,
hystérique, historique, politique, économique… des crises que l’on tente de traverser,
tant bien que mal, parfois par la colère et la violence, par la parole enfin, sauf
à se heurter à ce mur dressé devant nous aujourd'hui : la perversion du langage.
La
perversion du langage empêche de sortir de la colère sociale (interview
d’Anne Dufourmantelle réalisé par Philippe Douroux dans Libération du 15 mai
2017)
Philippe
Douroux : Comment peut-on dépasser sa colère ?
Anne
Dufourmantelle : On en sort par le langage, le dialogue avec l’autre pour
obtenir la reconnaissance de la légitimité de son point de vue. Et là, nous
nous heurtons à une difficulté pratiquement insurmontable dans notre société, c’est
la perversion du langage. C’est moins des expressions que le sens des mots qui
est retourné ou dévoyé. On dit « réaliste » quelqu’un qui se conforme
à l’idéologie dominante, on dit « évaluer » quand, en réalité, on
dévalue en encourageant la délation, on appelle « progrès » toute
transgression quelle qu’elle soit, on parle de « protéger les gens »
quand, en réalité, on les contrôle, on qualifie soudain de « plébiscite »
ce qui était un « barrage » la veille, on dit « se mettre en
disponibilité » quand on est placardisé en entreprise et que celle-ci ne
licencie pas mais se « restructure », on appelle « réforme »
des dérégulations et « révolution » l’actualisation de l’hégémonie
économique sur la politique.
Philippe
Douroux : C’est la « langue de bois » ?
Anne
Dufourmantelle : Oui, et encore là chacun peut repérer la torsion dont je
parle, comme la partie émergée de l’iceberg. On dit : « J’entends ce
que vous dites. » Mais, ça ne veut à aucun moment dire : « Je
comprends ce que vous me dites. » « J’entends », ça ne veut
strictement rien dire, tout le monde entend. Entendre n’est pas écouter, c’est
une réception involontaire du bruit qui nous environne. « J’entends »
ne dit pas la volonté de comprendre celui qui écoute. »
Etat
de grâce contre état d’urgence
« Qu’est
ce qui nous fait violence ? Qu’est ce qui fait naître la violence ?
Ces questions me hantent » Est-ce un philosophe qui s’exprime après les
événements de novembre ? « Le
bonheur, il ne peut exister, je crois, qu’avec cette violence originelle. C’est
la lutte en soi et contre soi. »Un soldat ? Un psychiatre ? Non,
c’est la voix de Serge Lutens, parfumeur à part, qui échange dans un
passionnant entretien avec John Jefferson Selve dans la revue de celui-ci, « Possession
immédiate », un bijou d’intelligence, de précision, de beauté, et qui m’a
donné envie de retourner au Palais-Royal y reprendre mon souffle. […] « Le
parfum est un pont tendu entre les mots et la mémoire.»
Anne-Dufourmontelle-ROBERTO Frankenberg / droits réservés
par JFT