dimanche 22 mars 2020

Anne Dufourmantelle


Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire 

Une rencontre c’est parfois un choc. Cela peut être également une caresse, un frôlement, un clin d’œil. 
J’ai rencontré le dernier livre d’Anne Dufourmentelle par sa couverture, clin d’œil à cet arbre venu fleurir nos pages en mars, il y a un an déjà, un autre printemps :



Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, était une artiste de la passe. Passe de la parole, art de l’écart, du pas de côté, laissez passer ce qui arrive, le tenir à distance  pour mieux le cerner, le penser, le comprendre. Passer de la sidération au désir, ce que permet le travail d’analyse. Chacune, chacun est libre de s’y prêter « En cas d’amour », pour poser « Une question d’enfant » face à « La Sauvagerie maternelle », entre « La Femme et le Sacrifice » éprouver l’«Intelligence du rêve », la « Puissance de la douceur » et, passé « L’Envers du feu », transmettre un « Eloge du risque », oser dire, enfin : « Souviens-toi de ton avenir ».

Du puits sans fond au puissant dire – et retour. Anne Dufourmantelle nous a quittés à l’été 2017, en portant secours à deux enfants dans une mer déchaînée. Sous la couverture des branches sont recueillies ses « Chroniques » parues dans Libération.




Je me demande ce qu’elle aurait écrit sur ce qui nous arrive, cette crise inédite aux multiples causes, aux effets sidérants. La crise traverse ses écrits : traumatique, hystérique, historique, politique, économique… des crises que l’on tente de traverser, tant bien que mal, parfois par la colère et la violence, par la parole enfin, sauf à se heurter à ce mur dressé devant nous aujourd'hui : la perversion du langage.

La perversion du langage empêche de sortir de la colère sociale (interview d’Anne Dufourmantelle réalisé par Philippe Douroux dans Libération du 15 mai 2017)

Philippe Douroux : Comment peut-on dépasser sa colère ?

Anne Dufourmantelle : On en sort par le langage, le dialogue avec l’autre pour obtenir la reconnaissance de la légitimité de son point de vue. Et là, nous nous heurtons à une difficulté pratiquement insurmontable dans notre société, c’est la perversion du langage. C’est moins des expressions que le sens des mots qui est retourné ou dévoyé. On dit « réaliste » quelqu’un qui se conforme à l’idéologie dominante, on dit « évaluer » quand, en réalité, on dévalue en encourageant la délation, on appelle « progrès » toute transgression quelle qu’elle soit, on parle de « protéger les gens » quand, en réalité, on les contrôle, on qualifie soudain de « plébiscite » ce qui était un « barrage » la veille, on dit « se mettre en disponibilité » quand on est placardisé en entreprise et que celle-ci ne licencie pas mais se « restructure », on appelle « réforme » des dérégulations et « révolution » l’actualisation de l’hégémonie économique sur la politique.

Philippe Douroux : C’est la « langue de bois » ?

Anne Dufourmantelle : Oui, et encore là chacun peut repérer la torsion dont je parle, comme la partie émergée de l’iceberg. On dit : « J’entends ce que vous dites. » Mais, ça ne veut à aucun moment dire : « Je comprends ce que vous me dites. » « J’entends », ça ne veut strictement rien dire, tout le monde entend. Entendre n’est pas écouter, c’est une réception involontaire du bruit qui nous environne. « J’entends » ne dit pas la volonté de comprendre celui qui écoute. »

Etat de grâce contre état d’urgence
« Qu’est ce qui nous fait violence ? Qu’est ce qui fait naître la violence ? Ces questions me hantent » Est-ce un philosophe qui s’exprime après les événements de novembre ?  « Le bonheur, il ne peut exister, je crois, qu’avec cette violence originelle. C’est la lutte en soi et contre soi. »Un soldat ? Un psychiatre ? Non, c’est la voix de Serge Lutens, parfumeur à part, qui échange dans un passionnant entretien avec John Jefferson Selve dans la revue de celui-ci, « Possession immédiate », un bijou d’intelligence, de précision, de beauté, et qui m’a donné envie de retourner au Palais-Royal y reprendre mon souffle. […] « Le parfum est un pont tendu entre les mots et la mémoire.»

« Je vois la folie comme l’un des derniers refuges contre l’absurdité, médite Serge Lutens. Parmi les définitions étymologiques du mot « fou », on trouve l’idée d’un vide à remplir d’air. Ça tient du souffle. Ce vide, néanmoins, est encore un espace où l’on peut vivre. » Oui, mais on n’entend plus ainsi la folie. On médicamente, on passe sous silence. Il n’y a plus de place pour le vide ni le souffle. […] On se dit alors qu’il faudrait prêter davantage attention à ceux qui écoutent et servent nos sens. Que face aux politiciens, qui rabâchent un avenir de formules aussi vaines que délétères, il faudrait prêter l’oreille à ceux qui savent la sagesse des corps, des sensibilités, des enfances. Qu’il faut de l’invention dans une époque morbide, de la curiosité et, avec un peu de chance, une grâce aussi singulière qu’un parfum. »



Anne-Dufourmontelle-ROBERTO Frankenberg / droits réservés

par JFT