vendredi 27 mars 2020

Henry Miller

Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

Vous aurez bientôt dix-sept ans. Le bac’ en poche vous fréquentez une école d’art où l'on peut encore boire et fumer librement. C’est une ville jaune et verte mais de garnison. C’est l’est, c’est la pluie, c’est Verlaine aussi. Par un ami inspiré vous découvrez Steinbeck, Faulkner, Camus. Vous voyez la grisaille s’illuminer. Et un beau jour vous vous retrouvez né à nez avec ce quatrième de couverture :

« C’est maintenant l’automne de ma seconde année à Paris. On m’y a envoyé pour une raison dont je n’ai jamais pu sonder la profondeur.
Je n’ai pas d’argent, pas de ressources, pas d’espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j’étais un artiste. Je n’y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s’est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci !
Et celui-ci alors ? Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. Ce n’est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C’est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied au cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !... à ce que vous voudrez. »
Henry Miller, Tropique du Cancer, Editions Denoël, 1945

En écho au petit billet sur René Char d’il y a quelques jours à vol d’oiseau, les lignes suivantes extraites de l’essai de Henry Miller sur Rimbaud « Le temps des assassins » :

"« Les oiseaux d’or qui voltigent dans la pénombre de ses poèmes ! » D’où sont venus ces oiseaux d’or de Rimbaud ? Et où vont-ils ? Ce ne sont ni des colombes ni des vautours ; leur demeure est dans les sphères. Ce sont des messagers privés, éclos des ténèbres, et qui ont pris leur essor dans la lumière des illuminations. Ils rejettent toute comparaison avec les autres créatures de l’air et ne sont pas non plus des anges. Ce sont les oiseaux migrateurs de soleil en soleil. Ils ne sont pas prisonniers des poèmes : ils s’en échappent, s’élèvent sur les ailes de l’extase et disparaissent dans les flammes.
Voué à l’extase, le poète est semblable à un magnifique oiseau sans nom, enlisé dans les cendres de la pensée. S’il réussit à se libérer, c’est pour, dans son essor, se sacrifier au soleil. Son rêve d’un monde rénové n’est que la réverbération des battements de son sang fiévreux. Il s’imagine qu’on va le suivre, mais il se retrouve tout seul en plein ciel. […] Interprétez son œuvre comme vous l’entendez, expliquez sa vie à votre guise, mais ne le prenez pas à la légère. L’avenir est entièrement à lui, même s’il n’y a pas d’avenir. "

                     Henry Miller photographié par Man Ray © Man Ray 2015 Trust / Adagp
 Par JFT