samedi 25 mai 2019

Un sage a disparu, pas son souffle: Michel Serres



Michel Serres :
 La joie de la pensée

Placée sous le signe d’Hermès, l’œuvre de Michel Serres privilégie le mouvement, le déplacement, attentive aux carrefours, aux intersections, et surtout à l’invention.
Michel Serres se voulait autodidacte, c’est ainsi qu’il se définissait, l’autodidacte étant celui qui se donne à lui-même le mouvement de son apprentissage (ne pas subir), celui-ci qui apprend par lui-même (sans école), qui invente par lui-même les moyens de son apprentissage, les finalités de celui-ci, et qui surtout invente par lui-même ce que son apprentissage lui aura permis d’inventer. Par cette autodéfinition, Michel Serres désigne la place qui est la sienne : celle d’un penseur en mouvement, installé dans les bifurcations, sur les limites qu’il rend volontiers mobiles – une sorte de marginalité joyeuse. Et cette place du penseur s’accompagne des objets que celui-ci n’a cessé d’étudier : les mouvements, les flux, les changements, les interzones, les « choses » instables. Serres est un penseur nomade intéressé par le nomadisme qui, dans un même mouvement, échappe aux frontières et invente de nouveaux rapports, des relations auxquelles personne n’avait vraiment pensé, qui n’avaient pas été clairement perçues comme des possibilités pensables et vivables.
Son propre parcours témoigne de ce nomadisme, de sa tendance à se déplacer « entre » plutôt que de s’installer : passage des mathématiques et des sciences à la philosophie, passage à travers les grandes institutions de l’éducation supérieure mais en demeurant à une place marginale, cachée, passage de l’épistémologie aux Lettres, passage à travers les grands courants de la pensée d’après-guerre mais sans y adhérer (la phénoménologie le faisait rire), passage à travers l’histoire de la philosophie mais pour mieux en sortir avec la complicité d’auteurs alors peu reconnus par cette histoire : Leibniz, Lucrèce… L’Hermès philosophe, ici, n’est pas seulement le gardien des mouvements, des échanges, des carrefours, il en est le créateur, ne se distinguant pas lui-même des mouvements, des échanges, des croisements qu’il invente. Il ne s’agit pas seulement de fuir : cette sorte de nomadisme est d’abord un moyen d’inventer – c’est-à-dire de sortir de ce qui existe déjà et qui est trop pesant, trop alourdissant, trop mortifère et chargé de violence – , un moyen de changer les frontières de ce qui est donné comme immuable, de ce dont les limites apparaissent comme constitutives et indépassables, un moyen de produire de nouvelles relations. Si Michel Serres n’a cessé de traverser, c’est pour mieux croiser, relier, faire bifurquer mais aussi faire tenir ensemble selon de nouvelles modalités de la relation.
Il ne faut pas faire de Michel Serres une espèce de vieux sage inoffensif et bonhomme : il est un fauteur de troubles, un déclencheur de désordre, celui qui apporte la turbulence et aime le chaos – un chaos qui évidemment n’est pas un simple désordre mais l’occasion de nouvelles constructions, de nouvelles compositions. Ainsi, ce qui est divisé selon des principes rigides et excluants sera fluidifié et entrera dans des synthèses nouvelles et ouvertes : une pratique du métissage comme idéal de la pensée et de la vie. Ainsi, se succèderont Leibniz et Jules Verne, celui-ci sera croisé avec l’épistémologie, Tintin rencontrera la théorie de l’information, la philosophie, la littérature et la science entreront dans de nouveaux rapports avec l’appui de ceux qui favorisent ce métissage : Leibniz, Platon, Pascal, Zola… Il ne s’agit pas de tout mélanger et de produire une pensée-bazar, il s’agit de penser autrement loin – et contre – des découpages et hiérarchies établis, imposés, loin de la violence inhérente à ces découpages et hiérarchies, il s’agit de penser selon des synthèses nouvelles qui relient plutôt qu’elles n’excluent, qui produisent du nouveau plutôt qu’elles ne forcent à se soumettre à l’ordre des choses, qui rendent possibles des formes de coexistence plutôt qu’elles ne prédisposent à la guerre.
Michel Serres disait que l’horizon permanent de sa pensée était la violence, Hiroshima, Auschwitz, les guerres coloniales… Ces violences historiques dont il était le contemporain ont été pour Serres le problème central de sa pensée et de sa pratique de la pensée. Comment penser autrement pour rendre impossible Hiroshima, pour ne pas répéter cette violence-là dans la pensée et donc dans la vie personnelle autant que collective ? Comment ne pas être un assassin ? Ce sont des questions très concrètes, qui s’imposent historiquement, et qui sont indépassables. Par ce questionnement récurrent, Michel Serres rejoint certains des penseurs français de sa génération, penseurs eux aussi, chacun à sa façon, nomades et marginaux, tournés vers les exigences d’une autre façon de penser, habités par l’impératif de fonder autrement ce qu’est penser, marqués comme au fer rouge par les violences du siècle : Derrida, Foucault, Lyotard, et bien sûr Deleuze dont l’œuvre peut être lue comme un effort pour arracher la pensée au nazisme… Chacun de ces penseurs, comme Serres, s’efforcera de produire une nouvelle idée de la synthèse, une nouvelle idée de la bifurcation, de pratiquer une pensée à la fois inclusive et disjonctive – contre le meurtre érigé en moyen et finalité politiques…
Le métissage, la synthèse, le nomadisme relationnel sont au cœur de l’œuvre de Michel Serres, autant comme « objets » que comme « méthode », lui-même étant toujours attentif à ce qui apparait comme le signe d’un tel nomadisme en acte, comme l’apparition d’une possibilité nouvelle de celui-ci. Il est frappant de constater, dans l’œuvre de Serres, non seulement sa volonté d’inventer, de produire du nouveau dans la pensée, mais aussi son intérêt pour tout ce qui signale un changement, un passage, un état instable porteur de désordre comme d’un ordre nouveau. Il s’intéresse à la physique mais surtout à celle qui est en train de se créer et qui bouleverse l’ordre existant, et il en est de même pour les mathématiques ou la biologie. Il cherche dans l’histoire de la philosophie les auteurs qui permettent d’y introduire de l’instable, du désordre, des relations inédites. Il analyse la technique dans ses possibilités nouvelles et dans la mesure où elle produit un monde nouveau. Il favorise des relations neuves entre les disciplines, entre les discours, entre les règnes (l’Homme et la nature…), entre les points de vue. Le penseur tel que Michel Serres l’incarne, aime le chaos, le recherche et le produit, il aime les lignes de fuite et les croisements, l’hybride et l’informe, ce qui change et qui est vivant. C’est une façon de penser et c’est une façon d’être au monde, une façon d’être avec le monde par laquelle, contre l’horreur absolue qui habite le monde, la joie d’être avec le monde devient possible.
Tout cela ne serait qu’un ensemble de souhaits et d’impératifs un peu vagues s’il ne s’accompagnait pas d’une production conceptuelle effective – et l’œuvre de Michel Serres se signale précisément par un ensemble conceptuel riche et singulier, inventif, réellement vivant. Une nouvelle pratique de l’histoire et de l’histoire de la philosophie y est produite : relier de manière horizontale plutôt que séparer et hiérarchiser. Le rapport à l’histoire n’est pas de l’ordre du tribunal, du jugement, ni n’implique l’idée de progrès comme catégorie centrale. Ce rapport tend vers une immanence et vers l’invention : l’histoire n’est pas un passé mort, elle est une matière qui nous sert à penser et à produire, aujourd’hui, du nouveau. Ce qui revient à dire que le passé n’est pas passé, que tout n’est pas passé, que le passé est aussi notre présent le plus aigu. Cette idée de l’histoire implique l’absence de finalité ou de raison dans l’histoire, le futur étant ouvert, contingent et pluriel. Elle implique aussi une autre représentation du temps, un temps non linéaire ou successif mais multiple, feuilleté, un temps qui « percole », se déployant selon plusieurs dimensions en même temps…
La créativité conceptuelle de Michel Serres est foisonnante et ne peut être évoquée en quelques lignes. Mais ce qui est sans doute à souligner est que, de manière centrale, la philosophie de Michel Serres, comme celle de Deleuze, est une philosophie de la multiplicité, de la synthèse hétérogène, et Serres a pensé pour son compte la multiplicité en inventant les catégories et processus nécessaires à cette pensée : métissage, parasitisme, traduction, hermaphrodisme, Arlequin, anges, communication, contrat… Toutes ces figures, tous ces concepts correspondent à une façon nouvelle de penser la synthèse et la coexistence (les relations) qui transforme ce que l’on entend habituellement par ces termes : penser le métissage, le parasite, penser le contrat ne va pas sans transformer non seulement les significations et connotations communes de ces notions mais aussi les « objets » qui entrent dans un nouveau type de contrat, dans une nouvelle forme de communication. La logique traditionnelle (celle du tiers exclu et de la non contradiction) est revisitée et subvertie, et les catégories apparemment évidentes et immuables qu’elle a permis de produire – celles qui informent autant la philosophie que notre pensée commune –, sont défaites. Le corps en tant qu’ensemble de sensations se dissout et se pluralise, l’« homme » et la « femme » se subdivisent en relations plus fines par lesquelles les voisinages et échanges se multiplient, par lesquelles les identités sont érodées, et la Terre devient le sujet étrange d’un nouveau type de contrat…
La philosophie de Michel Serres peut être lue comme une typologie des relations impliquant une typologie des déplacements. Par cette philosophie, un monde nouveau apparaît. Ecrire un tel monde demande une forme d’écriture capable de le faire vivre, une écriture rapide, mobile, faisant se rencontrer des genres et registres différents, une écriture non institutionnelle, libre d’inventer ses propres critères, ses propres turbulences. Ce monde est multiple, bigarré, hétérogène – un monde qui, comme celui de Leibniz, inclut le maximum de relations, un monde où les termes et objets sont redéfinis, redistribués, profondément transformés. De nouveaux objets et de nouveaux sujets viennent au jour, apportant leur lumière et leur intelligence propres. Ce monde est meilleur pour nous. Ce monde intelligent est rendu possible par l’effort permanent d’intelligence qui enthousiasme le lecteur et le propulse, tel un explorateur, dans des dimensions et possibilités inconnues, extraordinaires. L’œuvre de Michel Serres est ainsi une œuvre particulièrement belle et étrange, perturbante et perturbatrice. Particulièrement joyeuse également tant elle ne cesse d’inventer et de faire advenir à l’existence un monde que nous ne pouvons que désirer.
Le décès de Michel Serres nous rappelle l’exigence de sa pensée, les exigences de cette pensée, sa joie et ses buts qui sont la joie de la pensée et devraient être les buts de toute pensée digne de ce nom.

lundi 20 mai 2019

Rencontre du 22 mai 2019: Michel Agier

22 mai 2019 à 18H30
à la librairie  « Autour du monde »

L’étranger qui vientRepenser l’hospitalité

Michel Agier, anthropologue, directeur de recherche à l’IRD et à l’EHESS, membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC)
avec la complicité de Raphaël Pitti 

Avec l’association Lettrés-d’Union, amis de la librairie "Autour du monde"
en partenariat avec l'IRTS Lorraine





Nous étions une soixantaine pour accueillir Michel Agier ce soir-là, accompagné de Raphaël Pitti qui nous a fait l'immense plaisir d'animer cette rencontre.
Tout d’abord Michel Agier évoque Kant pour nous rappeler le destin terrestre humanité : « La Terre est sphérique, on n’a pas fini de se rencontrer ! » Compte tenu de la diversité peuplant cette Terre il est difficile d'imaginer un seul gouvernement du monde...  comment faire monde? Dans son essai Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique Kant proposait une hospitalité universelle : que chacun ait le droit de sortir, circuler découvrir un monde hors de chez soi… que tout le monde ait le droit d'arriver quelque part (pour la paix universelle et perpétuelle). Comment mettre cela en oeuvre?



Suite aux grandes tragédies des années 1990 (guerres des Balkans, conflits des Grands Lacs en Afrique...) le Parlement international des écrivains – dont Jacques Derrida était l’un des vice-présidents – lance un appel le 6 novembre 1995 à Strasbourg aux villes d’Europe en faveur de la constitution de villes-refuges, suite à la charte qui prévoit les conditions d’accueil d’un écrivain persécuté. Dans le texte de cet appel,  Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! Jacques Derrida développe l'idée très belle, voire spirituelle d’une hospitalité inconditionnelle « car je dois être dérangé ».


Mais pour Michel Agier, « l'inconditionnalité ça n'existe pas : en gros c'est faire ce je veux, l'Etat n'intervient pas. C'est là que le sociologue va voir sur le terrain  (ce que les philosophes ne font pas!). En Afrique par exemple ça ne se fait pas d'une manière aveugle. L'étranger arrive par un réseau, il connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un... Et plus on accueille plus on est bien considéré. On a réinventé quelque chose ces dernières années avec ces associations qui se sont développées pour recréer de l'hospitalité inconditionnelle. Mais c'est un lien asymétrique. Structurellement l'hospitalité n'est pas une relation d'égal à égal. On retrouve ces mêmes questions anthropologiques : comment faisons-nous pour faire de l'étranger un autre ? Dans la langue française  nous avons une relation en miroir quand l'hôte est à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli… C’est un paradoxe! Mais ce n'est pas dans toutes les langues ! En grec, xenos c'est l'autre, pas l'étranger… »



Michel Agier évoque ensuite les grandes règles dans les sociétés qui ont une tradition de l'hospitalité : les Inuits, les Afghans au Proche-Orient... « C'est trois jours ! Symboliquement! On est sur le seuil... En suspension... » Et de citer L'intrus de Jean -Luc Nancy, un texte écrit après qu’il ait subi une transplantation cardiaque en 1991. Dans ce récit court et dense il relate les suites de son opération et les bouleversements qu'elle provoque dans l'appréhension de soi et du monde : "Accueillir l'étranger c'est bien éprouver son intrusion".1

« J'accepte que tu me déranges. Tu n'es pas mon ennemi, c'est tout. C'est limité dans le temps et dans l'espace : il y a un protocole. En gros je choisis l'étranger. Je ne reçois pas n'importe qui. Tout cela permet une relation. »






Raphaël Pitti fait remarquer qu’aujourd'hui les étrangers arrivent en nombre, pour rester. D'où la notion de danger : ce n'est plus un choix restreint, ce n'est plus pareil...

Pour Michel Agier, « lors de catastrophes naturelles, personne n'est là tout de suite, l'intervention extérieure d'urgence arrive toujours quand c'est trop tard... comment font les gens en état d'urgence ? Des parents s'entraident, des voisins... On ne recréer rien  de nouveau, parfois il y a de l'indifférence !  On reproduit notre système de relations sociales en général... On fonctionne à l'intérieur de sphères de confiance. »

Des questions émanent du public : « Pourquoi l'étranger est-il perçu comme un ennemi ? »,  « Y a-t-il une montée de d'inhospitalité ? », « Y a-t-il une invasion des étrangers comme on l’entend souvent dans la bouche de certaines personnalités politiques ? »

Réponse de Michel Agier : « J'entends surtout des politiques qui parlent "au nom du peuple". On parle d'inhospitalité mais j'ai plutôt l'impression qu'on recrée de l'hospitalité, qui avait plutôt disparue ces dernières années... On veut réinventer l'hospitalité dans des petits appartements, dans un monde individualiste... L'hospitalité permet de faire le choix : pour éviter l'hostilité… l’État assure une politique d'accueil plus générale. Au niveau des individus on est du côté de la charité, de la relation interpersonnelle. »

Quant à la question du nombre, du danger qu’il représenterait, il s’agirait là d’un fantasme sécuritaire, politique, d’une posture propre à asseoir sa  virilité : on veut protéger ses populations. « Dire : On est envahi! c’est une manipulation de langage ! Le nombre ce n’est rien du tout... »



Miche Agier parle ensuite du processus d'intégration : « On n'a pas réussi, quand on voit les deuxième et troisième générations d'immigrés... L'hospitalité c'est le premier geste. Beaucoup de choses se passent après. Je ne suis pas sûr qu'on ait envie de s'installer, dans notre société mobile... il y a de plus en plus de familles transnationales. C'était un changement important. A partir du moment où des personnes en attente d’être régularisées ont des papiers elles disent : "enfin on peut partir, on peut circuler !"

« La difficulté pour penser tout ça il faut revenir à la notion d'étranger. La condition d'étranger, ce n'est pas une identité.

En anglais il y a l'outsider : celui qui vient de dehors.
Le foreigner (dont on retrouve une trace étymologique en français dans le mot « forain » : celui qui dépend d'un autre droit, qui a très peu de droit
Le stranger : l'étranger qui doit tout apprendre.
 Au plus haut de l'outsider on lui fait une place. Au plus haut du foreigner on lui accorde plus de droits.  Au plus haut du stranger on lui reconnaît une culture. Si on place les curseurs au plus bas on a la figure de l'alien. On arrive à la négation de l'autre… mais il n’y a rien de définitif là dedans, ça évolue. »

Raphaël Pitti rappelle que partout dans le monde le citoyen s'organise, s'engage.  Par rapport à la criminalisation de l'hospitalité, contre les États qui mènent une politique répressive,  une forme de résistance se met en place. »

Pour Michel Agier l'hospitalité est devenue pratiquement une manière d'entrée en politique. C'est une relation sociale qui devient une relation politique. Comme il l’écrit à la fin de son livre l'hospitalité est une faveur, c'est un droit... et même un droit opposable. En guise de conclusion Raphaël Pitti nous lit un passage d’un texte poignant reproduit dans l’ouvrage de Michel Agier, un  extrait du poème La Malédiction écrit par Hassane Yacine, poète soudanais migrant…








Voici comment Michel Agier présente ce poète dans son livre : « Sous le métro, sous la tente, il écrit ses poèmes sans poèmes sans papier, il les écrits là où il les diffuse, sur son appareil smartphone très peu phone et beaucoup d’autres choses »2.



La Malédiction



Je suis une malédiction,
Je suis une malédiction voulue,
Glissant sur ma corde secrète attachée à l'utérus du ciel,
J'entends les cris du vent et les pleurs aux alentours,
Je parle aux fleurs autour de moi et j'admire le chant des murs,
Ces murs de mon isolement infini et
La peur mon amie,
Rien ne me procure le sentiment de sécurité.
Vous les passants devant moi : ne me demandez pas la miséricorde auprès de dieu,
Comme un pécheur qui appelle au secours,
Évitez ma vue,
N'ayez pas pitié de moi.
Donnez-moi juste un sac noir,
Pour que je mette dedans ma défaite et mon mépris,
Pour ensuite le mâcher et l'avaler.
Donnez-moi du feu pour que je brûle mes saletés,
Je suis une carcasse qui vous procure des odeurs désagréables et
La haine à vos corps parfumés des fleurs de Paris,
Je vous procure la haine envers cet humain sale qui a subi toutes les terreurs des guerres.
Je suis une carcasse où les vers ont trouvé refuge,
Je ne serai pas le dernier de leurs rêves et je ne ferai pas partie de leurs souvenirs,
Je ne connais pas la date de ma mort,
Laissez-moi respirer à fond, fermer les yeux pour les rouvrir dans l'autre monde,
Priez pour que mon heure arrive vite,
Le moindre regard vers moi ne vous procure que dégoût,
Laissez-moi quitter votre monde,
Je n'ai pas d'existence ici,
Je suis un étranger sans identité, sans papiers, un tas de saleté devant vos portes.
Je veux mourir et remettre mon âme dans les mains de dieu,
Je finirai en ange ou en démon, qu'importe.
Que ma mort ne soit pas lente,
Si seulement les fleurs poussaient sur mon cœur,
Parfumaient mes poumons et fardaient les vers qui me rongent de parures multicolores,
Et la mélancolie des carillons des cloches couvriraient les battements de mon cœur.
Que vos prières puissent envelopper ma peur.
Ne l'appelez plus corps,
C'est mon cadavre pourri qui vous observe,
Ce cadavre que vous méprisez !!
Même ces chiens me regardent bizarrement,
Vos chiens bien habillés qui ont une identité et un nom.
Dieu mon préféré, quand est-ce que tu me regarderas avec pitié
Pour ordonner à mon cœur de s'arrêter, mon cœur empli de fleurs emprisonnées,
Son battement me tue. Quoi de pire que le mot réfugié pour nommer un homme ?
Des lambeaux de saleté recouvrent mon corps et l'enveloppent d'une chaleur aux relents pestilentiels,
Vos odeurs agréables dégoûtent les poux qui ont trouvé refuge dans mes cheveux.
Vous les passants devant moi :
Je suis un migrant qui a survécu à la fermentation de la chair en Méditerranée pour pourrir dans les rues de Paris
Ces rues nettoyées au petit matin, et moi là !!!
Je suis le mensonge de ce monde,
Je suis cette part d'humanité médiatisée,
Ils cherchent des stratégies pour se débarrasser de moi,
Ils dépensent des sommes colossales,
Ils ont créé des commissions pour me déraciner.
Alors je ne sais plus si je suis un bout de viande ou un morceau d'asphalte.
Ce monde me procure du mépris,
Comme à mes frères renvoyés à la torture,
Assassinés au nom des conventions internationales.
Ou ceux qui ont échappé aux campements,
Aux empreintes maudites,
Venant des bains de sang africains pour se retrouver plus bas que terre, mais pourquoi ???
Parce que je suis un réfugié rempli de pourriture,
allongé sans même pouvoir espérer.
Inquiet, je meurs avec le silence des lucioles, caressé par des papillons multicolores.3

  


1. Jean-Luc NANCY : "L'intrus", Editions Galilée, 2000
2.  Michel AGIER : « L’étranger qui vient – repenser l’hospitalité », Editions du Seuil, 2018
3. http://projetasylum.blogspot.com/2017/05/la-malediction-dhassan-yassin-poeme-dun.html