22 mai 2019 à 18H30
à la librairie « Autour du monde »
L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité
Michel Agier, anthropologue, directeur de recherche à l’IRD et à l’EHESS, membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC)
avec la complicité de Raphaël Pitti
avec la complicité de Raphaël Pitti
en partenariat avec l'IRTS Lorraine
Nous étions une soixantaine pour accueillir Michel Agier ce soir-là, accompagné de Raphaël Pitti qui nous a fait l'immense plaisir d'animer cette rencontre.
Tout d’abord Michel Agier évoque Kant pour nous rappeler le destin terrestre humanité : « La Terre est sphérique, on n’a pas fini de se rencontrer ! » Compte tenu de la diversité peuplant cette Terre il est difficile d'imaginer un seul gouvernement du monde... comment faire monde? Dans son essai Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique Kant proposait une hospitalité universelle : que chacun ait le droit de sortir, circuler découvrir un monde hors de chez soi… que tout le monde ait le droit d'arriver quelque part (pour la paix universelle et perpétuelle). Comment mettre cela en oeuvre?
Tout d’abord Michel Agier évoque Kant pour nous rappeler le destin terrestre humanité : « La Terre est sphérique, on n’a pas fini de se rencontrer ! » Compte tenu de la diversité peuplant cette Terre il est difficile d'imaginer un seul gouvernement du monde... comment faire monde? Dans son essai Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique Kant proposait une hospitalité universelle : que chacun ait le droit de sortir, circuler découvrir un monde hors de chez soi… que tout le monde ait le droit d'arriver quelque part (pour la paix universelle et perpétuelle). Comment mettre cela en oeuvre?
Suite
aux grandes tragédies des années 1990 (guerres des Balkans, conflits des Grands Lacs en Afrique...) le Parlement international des écrivains – dont
Jacques Derrida était l’un des vice-présidents – lance un appel le 6
novembre 1995 à Strasbourg aux villes
d’Europe en faveur de la constitution de villes-refuges, suite à la charte qui
prévoit les conditions d’accueil d’un écrivain persécuté. Dans le texte de cet
appel, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! Jacques Derrida développe
l'idée très belle, voire spirituelle d’une hospitalité inconditionnelle « car
je dois être dérangé ».
Mais
pour Michel Agier, « l'inconditionnalité ça n'existe pas : en gros c'est faire
ce je veux, l'Etat n'intervient pas. C'est là que le sociologue va voir sur le
terrain (ce que les philosophes ne font pas!). En Afrique par exemple ça
ne se fait pas d'une manière aveugle. L'étranger arrive par un réseau, il
connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un... Et plus on accueille plus on est
bien considéré. On a réinventé quelque chose ces dernières années avec ces
associations qui se sont développées pour recréer de l'hospitalité
inconditionnelle. Mais c'est un lien asymétrique. Structurellement
l'hospitalité n'est pas une relation d'égal à égal. On retrouve ces mêmes questions anthropologiques : comment faisons-nous pour
faire de l'étranger un autre ? Dans la langue française nous avons une relation en miroir quand l'hôte
est à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli… C’est un paradoxe!
Mais ce n'est pas dans toutes les langues ! En grec, xenos c'est l'autre, pas l'étranger… »
Michel Agier évoque ensuite les grandes règles dans les sociétés qui ont une
tradition de l'hospitalité : les Inuits, les Afghans au Proche-Orient... « C'est
trois jours ! Symboliquement! On est sur le seuil... En suspension... » Et
de citer L'intrus de Jean -Luc Nancy,
un texte écrit après qu’il ait subi une transplantation cardiaque en
1991. Dans ce récit court et dense il relate les suites de son opération et les
bouleversements qu'elle provoque dans l'appréhension de soi et du monde : "Accueillir
l'étranger c'est bien éprouver son intrusion".1
« J'accepte que tu me
déranges. Tu n'es pas mon ennemi, c'est tout. C'est limité dans le temps et
dans l'espace : il y a un protocole. En gros je choisis l'étranger. Je ne
reçois pas n'importe qui. Tout cela permet une relation. »
Raphaël Pitti fait remarquer qu’aujourd'hui les étrangers arrivent en nombre,
pour rester. D'où la notion de danger : ce n'est plus un choix restreint, ce
n'est plus pareil...
Pour Michel Agier, « lors de catastrophes naturelles, personne n'est là
tout de suite, l'intervention extérieure d'urgence arrive toujours quand c'est
trop tard... comment font les gens en état d'urgence ? Des parents
s'entraident, des voisins... On ne recréer rien de nouveau, parfois il
y a de l'indifférence ! On reproduit notre système de relations sociales
en général... On fonctionne à l'intérieur de sphères de confiance. »
Des questions émanent du public : « Pourquoi l'étranger est-il perçu
comme un ennemi ? », « Y a-t-il une montée de d'inhospitalité ? »,
« Y a-t-il une invasion des
étrangers comme on l’entend souvent dans la bouche de certaines personnalités
politiques ? »
Réponse
de Michel Agier : « J'entends surtout des politiques qui parlent
"au nom du peuple". On parle d'inhospitalité mais j'ai plutôt
l'impression qu'on recrée de l'hospitalité, qui avait plutôt disparue ces
dernières années... On veut réinventer l'hospitalité dans des petits
appartements, dans un monde individualiste... L'hospitalité permet de faire le
choix : pour éviter l'hostilité… l’État assure une politique d'accueil plus
générale. Au niveau des individus on est du côté de la charité, de la relation
interpersonnelle. »
Quant à la question du nombre, du danger qu’il représenterait, il s’agirait là
d’un fantasme sécuritaire, politique, d’une posture propre à asseoir sa virilité : on veut protéger ses populations.
« Dire : On est envahi!
c’est une manipulation de langage ! Le nombre ce n’est rien du tout... »
Miche Agier parle ensuite du processus d'intégration : « On n'a pas
réussi, quand on voit les deuxième et troisième générations d'immigrés... L'hospitalité
c'est le premier geste. Beaucoup de choses se passent après. Je ne suis pas sûr
qu'on ait envie de s'installer, dans notre société mobile... il y a de plus en
plus de familles transnationales. C'était un changement important. A partir du
moment où des personnes en attente d’être régularisées ont des papiers elles
disent : "enfin on peut partir, on peut circuler !"
« La
difficulté pour penser tout ça il faut revenir à la notion d'étranger. La
condition d'étranger, ce n'est pas une identité.
En
anglais il y a l'outsider :
celui qui vient de dehors.
Le foreigner (dont on retrouve une
trace étymologique en français dans le mot « forain » : celui
qui dépend d'un autre droit, qui a très peu de droit
Le stranger
: l'étranger qui doit tout apprendre.
Au plus haut de l'outsider on lui
fait une place. Au plus haut du foreigner
on lui accorde plus de droits. Au plus
haut du stranger on lui reconnaît une
culture. Si on place les curseurs au plus bas on a la figure de l'alien. On arrive à la négation de
l'autre… mais il n’y a rien de définitif là dedans, ça évolue. »
Raphaël Pitti rappelle que partout dans le monde le citoyen s'organise,
s'engage. Par rapport à la
criminalisation de l'hospitalité, contre les États qui mènent une politique
répressive, une forme de résistance se
met en place. »
Pour Michel Agier l'hospitalité est devenue
pratiquement une manière d'entrée en politique. C'est une relation sociale qui
devient une relation politique. Comme il l’écrit à la fin de son livre l'hospitalité
est une faveur, c'est un droit... et même un droit opposable. En guise de
conclusion Raphaël Pitti nous lit un passage d’un texte poignant reproduit dans
l’ouvrage de Michel Agier, un extrait du
poème La Malédiction écrit
par Hassane Yacine, poète
soudanais migrant…
Voici comment Michel Agier présente ce poète dans
son livre : « Sous le métro, sous la tente, il écrit ses poèmes sans
poèmes sans papier, il les écrits là où il les diffuse, sur son appareil
smartphone très peu phone et beaucoup d’autres choses »2.
La Malédiction
Je suis une
malédiction,
Je suis une malédiction voulue,
Glissant sur ma corde secrète attachée à l'utérus du ciel,
J'entends les cris du vent et les pleurs aux alentours,
Je parle aux fleurs autour de moi et j'admire le chant des murs,
Ces murs de mon isolement infini et
La peur mon amie,
Rien ne me procure le sentiment de sécurité.
Vous les passants devant moi : ne me demandez pas la miséricorde auprès de dieu,
Comme un pécheur qui appelle au secours,
Évitez ma vue,
N'ayez pas pitié de moi.
Donnez-moi juste un sac noir,
Pour que je mette dedans ma défaite et mon mépris,
Pour ensuite le mâcher et l'avaler.
Donnez-moi du feu pour que je brûle mes saletés,
Je suis une carcasse qui vous procure des odeurs désagréables et
La haine à vos corps parfumés des fleurs de Paris,
Je vous procure la haine envers cet humain sale qui a subi toutes les terreurs des guerres.
Je suis une carcasse où les vers ont trouvé refuge,
Je ne serai pas le dernier de leurs rêves et je ne ferai pas partie de leurs souvenirs,
Je ne connais pas la date de ma mort,
Laissez-moi respirer à fond, fermer les yeux pour les rouvrir dans l'autre monde,
Priez pour que mon heure arrive vite,
Le moindre regard vers moi ne vous procure que dégoût,
Laissez-moi quitter votre monde,
Je n'ai pas d'existence ici,
Je suis un étranger sans identité, sans papiers, un tas de saleté devant vos portes.
Je veux mourir et remettre mon âme dans les mains de dieu,
Je finirai en ange ou en démon, qu'importe.
Que ma mort ne soit pas lente,
Si seulement les fleurs poussaient sur mon cœur,
Parfumaient mes poumons et fardaient les vers qui me rongent de parures multicolores,
Et la mélancolie des carillons des cloches couvriraient les battements de mon cœur.
Que vos prières puissent envelopper ma peur.
Ne l'appelez plus corps,
C'est mon cadavre pourri qui vous observe,
Ce cadavre que vous méprisez !!
Même ces chiens me regardent bizarrement,
Vos chiens bien habillés qui ont une identité et un nom.
Dieu mon préféré, quand est-ce que tu me regarderas avec pitié
Pour ordonner à mon cœur de s'arrêter, mon cœur empli de fleurs emprisonnées,
Son battement me tue. Quoi de pire que le mot réfugié pour nommer un homme ?
Des lambeaux de saleté recouvrent mon corps et l'enveloppent d'une chaleur aux relents pestilentiels,
Vos odeurs agréables dégoûtent les poux qui ont trouvé refuge dans mes cheveux.
Vous les passants devant moi :
Je suis un migrant qui a survécu à la fermentation de la chair en Méditerranée pour pourrir dans les rues de Paris
Ces rues nettoyées au petit matin, et moi là !!!
Je suis le mensonge de ce monde,
Je suis cette part d'humanité médiatisée,
Ils cherchent des stratégies pour se débarrasser de moi,
Ils dépensent des sommes colossales,
Ils ont créé des commissions pour me déraciner.
Alors je ne sais plus si je suis un bout de viande ou un morceau d'asphalte.
Ce monde me procure du mépris,
Comme à mes frères renvoyés à la torture,
Assassinés au nom des conventions internationales.
Ou ceux qui ont échappé aux campements,
Aux empreintes maudites,
Venant des bains de sang africains pour se retrouver plus bas que terre, mais pourquoi ???
Parce que je suis un réfugié rempli de pourriture,
allongé sans même pouvoir espérer.
Inquiet, je meurs avec le silence des lucioles, caressé par des papillons multicolores.3
Je suis une malédiction voulue,
Glissant sur ma corde secrète attachée à l'utérus du ciel,
J'entends les cris du vent et les pleurs aux alentours,
Je parle aux fleurs autour de moi et j'admire le chant des murs,
Ces murs de mon isolement infini et
La peur mon amie,
Rien ne me procure le sentiment de sécurité.
Vous les passants devant moi : ne me demandez pas la miséricorde auprès de dieu,
Comme un pécheur qui appelle au secours,
Évitez ma vue,
N'ayez pas pitié de moi.
Donnez-moi juste un sac noir,
Pour que je mette dedans ma défaite et mon mépris,
Pour ensuite le mâcher et l'avaler.
Donnez-moi du feu pour que je brûle mes saletés,
Je suis une carcasse qui vous procure des odeurs désagréables et
La haine à vos corps parfumés des fleurs de Paris,
Je vous procure la haine envers cet humain sale qui a subi toutes les terreurs des guerres.
Je suis une carcasse où les vers ont trouvé refuge,
Je ne serai pas le dernier de leurs rêves et je ne ferai pas partie de leurs souvenirs,
Je ne connais pas la date de ma mort,
Laissez-moi respirer à fond, fermer les yeux pour les rouvrir dans l'autre monde,
Priez pour que mon heure arrive vite,
Le moindre regard vers moi ne vous procure que dégoût,
Laissez-moi quitter votre monde,
Je n'ai pas d'existence ici,
Je suis un étranger sans identité, sans papiers, un tas de saleté devant vos portes.
Je veux mourir et remettre mon âme dans les mains de dieu,
Je finirai en ange ou en démon, qu'importe.
Que ma mort ne soit pas lente,
Si seulement les fleurs poussaient sur mon cœur,
Parfumaient mes poumons et fardaient les vers qui me rongent de parures multicolores,
Et la mélancolie des carillons des cloches couvriraient les battements de mon cœur.
Que vos prières puissent envelopper ma peur.
Ne l'appelez plus corps,
C'est mon cadavre pourri qui vous observe,
Ce cadavre que vous méprisez !!
Même ces chiens me regardent bizarrement,
Vos chiens bien habillés qui ont une identité et un nom.
Dieu mon préféré, quand est-ce que tu me regarderas avec pitié
Pour ordonner à mon cœur de s'arrêter, mon cœur empli de fleurs emprisonnées,
Son battement me tue. Quoi de pire que le mot réfugié pour nommer un homme ?
Des lambeaux de saleté recouvrent mon corps et l'enveloppent d'une chaleur aux relents pestilentiels,
Vos odeurs agréables dégoûtent les poux qui ont trouvé refuge dans mes cheveux.
Vous les passants devant moi :
Je suis un migrant qui a survécu à la fermentation de la chair en Méditerranée pour pourrir dans les rues de Paris
Ces rues nettoyées au petit matin, et moi là !!!
Je suis le mensonge de ce monde,
Je suis cette part d'humanité médiatisée,
Ils cherchent des stratégies pour se débarrasser de moi,
Ils dépensent des sommes colossales,
Ils ont créé des commissions pour me déraciner.
Alors je ne sais plus si je suis un bout de viande ou un morceau d'asphalte.
Ce monde me procure du mépris,
Comme à mes frères renvoyés à la torture,
Assassinés au nom des conventions internationales.
Ou ceux qui ont échappé aux campements,
Aux empreintes maudites,
Venant des bains de sang africains pour se retrouver plus bas que terre, mais pourquoi ???
Parce que je suis un réfugié rempli de pourriture,
allongé sans même pouvoir espérer.
Inquiet, je meurs avec le silence des lucioles, caressé par des papillons multicolores.3
2. Michel AGIER : « L’étranger qui vient – repenser l’hospitalité », Editions du Seuil, 2018
3. http://projetasylum.blogspot.com/2017/05/la-malediction-dhassan-yassin-poeme-dun.html