26 juin 18-30
Vincent Jarousseau "Les racines de la colère"
Né
à Nantes en 1973, Vincent Jarousseau est photographe documentaire, membre de
l’agence Hans Lucas et du collectif de journalistes indépendants « Les
Incorrigibles ». Il est l’auteur avec l’historienne Valérie Igounet de L’Illusion nationale, roman photo sur
les électeurs du Front national publié en 2017 aux Arènes et qui fut l’occasion
d’une première rencontre à la librairie.
Pour
ce nouvel ouvrage quelle différence cela fait-il de travailler seul?
C’est un changement mais dans la continuité. C’est une démarche documentaire
qui a duré deux ans, un projet démarré alors que L’Illusion nationale n'était pas encore sortie. J'aime les
démarches approfondies, les rencontres, la parole ; alors que la photographie
est mutique, il s’agit ici du recueil de la parole. C’est donc un travail mené
à l'automne 2016 à Denain. Le roman-photo est un genre que nous avons
initié (en dehors de La Fissure
de Carlos Spottorno et Guillermo Abril) (1). Ce genre peut attirer un autre public
que celui qui achète des livres sur la photo...
L’Illusion nationale a été
finie à l'été 2016. Comme photographe je voulais m'attacher à un territoire, à
la manière de Christian Boltanski. Denain est une ville qui a un contexte
économique et sociale particulier, qui a vue disparaître ses usines en 1979 en
même temps qu'à Longwy, mais à Denain il n'y a pas le Luxembourg à côté !
Il y a la Wallonie, ce qu’on appelait anciennement le Pays noir... C’est donc
une démarche d'approche documentaire, très longue. C’est le territoire de
Sébastien Chenu (2), c’est également là qu’a eu lieu l’annonce de la candidature de
Macron. Il y a une distorsion entre le système de valeurs des gens que je
rencontre et les valeurs mises en avant dans la campagne de Macron. On y retrouve
le thème de la mobilité : "En marche ". La mobilité apparaît
dans la communication : il faut bouger pour s'en sortir... Il y a la création
du « Forum Vies mobiles » (3) en 2014 où des chercheurs interrogent la
notion de mobilité... Tout cela a donné
lieu à des allers-retours pour structurer le projet, ce fut également une nourriture
intellectuelle. Point commun avec L’Illusion… il n’y a pas
d'intermédiaires. Je vais directement voir les gens. Pas de filtre, il y a un
engagement de ma part mais également de leur côté : dans la vie d’un
routier par exemple, il y a parfois des imprévus, cela suppose d'instaurer un
lien. Je vis avec eux, six à dix jours par mois.
Faire
parler c'est une chose, et puis il y a l'image...
C'est un peu la morale de ce livre : l'altérité. A la fin il y a une lettre adressée
au président. Il y a actuellement une atomisation, on ne se connaît que de
loin, les gens ne se rencontrent plus. Je vais d'abord m'intéresser aux
conditions de vie : quels sont nos besoins les plus essentiels? La mobilité est
symbolique des injonctions morales. On prône une nécessaire adaptation des gens
et une élite donne un mode de vie utile pour elle, cela se voit déjà aux États-Unis
au début du siècle. On projette une vision qui ne correspond pas à la
réalité. Le taux de mortalité est de 60%, le taux de bacheliers est de 13%
et le taux de chômage des jeunes de 54%!
C’est quasiment le score du FN aux élections législatives de 2017! Les jeunes
s’orientent vers les métiers de la route et du BTP, la question de la mobilité se
pose pour eux. Dans un couple la femme est plutôt immobile...
On a 3 grands catégories :
- les personnes très mobiles mais qui
connaissent des contraintes et des vies abîmées
- les personnes à la mobilité contrariée : elles n’ont pas de problème pour
bouger mais il y a un frein : elles n’ont pas le permis. Permis = diplôme. Le
permis de conduire est payant, c’est donc discriminant. Il peut également y
avoir des freins administratifs…
- les personnes qui ne travaillent pas et vivent de minima sociaux. Il y a des
tensions même parfois à l'intérieur d'une même famille entre ceux qui sont
mobiles et les autres...
Je voudrais vous parler du début ! De la photo et de la BD! C’est une séquence
de dix-sept pages. Ce livre est sorti quarante ans après les grandes grèves de
Longwy et Denain. Il faut remonter aux origines pour comprendre les mutations
économiques du territoire. Les personnages qui racontent dans la BD ce sont les
personnages de l'époque : la grand-mère et les deux syndicalistes parlent dans
la BD et continuent à parler dans le roman-photo.
C'est un peu la morale de ce livre : l'altérité. A la fin il y a une lettre adressée au président. Il y a actuellement une atomisation, on ne se connaît que de loin, les gens ne se rencontrent plus. Je vais d'abord m'intéresser aux conditions de vie : quels sont nos besoins les plus essentiels? La mobilité est symbolique des injonctions morales. On prône une nécessaire adaptation des gens et une élite donne un mode de vie utile pour elle, cela se voit déjà aux États-Unis au début du siècle. On projette une vision qui ne correspond pas à la réalité. Le taux de mortalité est de 60%, le taux de bacheliers est de 13% et le taux de chômage des jeunes de 54%! C’est quasiment le score du FN aux élections législatives de 2017! Les jeunes s’orientent vers les métiers de la route et du BTP, la question de la mobilité se pose pour eux. Dans un couple la femme est plutôt immobile...
On a 3 grands catégories :
- les personnes très mobiles mais qui connaissent des contraintes et des vies abîmées
- les personnes à la mobilité contrariée : elles n’ont pas de problème pour bouger mais il y a un frein : elles n’ont pas le permis. Permis = diplôme. Le permis de conduire est payant, c’est donc discriminant. Il peut également y avoir des freins administratifs…
- les personnes qui ne travaillent pas et vivent de minima sociaux. Il y a des tensions même parfois à l'intérieur d'une même famille entre ceux qui sont mobiles et les autres...
Je voudrais vous parler du début ! De la photo et de la BD! C’est une séquence de dix-sept pages. Ce livre est sorti quarante ans après les grandes grèves de Longwy et Denain. Il faut remonter aux origines pour comprendre les mutations économiques du territoire. Les personnages qui racontent dans la BD ce sont les personnages de l'époque : la grand-mère et les deux syndicalistes parlent dans la BD et continuent à parler dans le roman-photo.
Désir de témoigner ?
C'est un témoignage. Pour L’Illusion…
j'arrive un matin à Hayange. Je suis impressionné
par la masse. Denain c'est pareil. Comment faire en sorte que celui qui va me
lire va lire autrement que ce qu'il croyait savoir ?
Je n'ai pas envoyé le livre aux personnes avec qui j’ai travaillé. J'attendais
de leur donner en mains propres. Une rencontre a été organisée… Il y a eu une réaction négative de la maire :
« On dit encore ça de Denain ! ». On avait la médiathèque mais
aucune information de la mairie : 150 personnes étaient présentes. Tous les
protagonistes étaient extrêmement fiers. « Vous avez redonné de la dignité
à Denain ! » a dit une ancienne institutrice à la retraite.
Il y a un contrat moral dès le début : tous les propos sont validés par
les personnes. Les huit familles sont aussi les co-auteurs. Elles sont visibles
! Documenter les fractures c'est rendre justice aux personnes qui ne sont pas
représentées. On compte 3% d'ouvriers dans les médias alors qu’ils représentent
45% de la population ! Combien d'ouvriers à l'Assemblée nationale ? Je
voulais rompre avec ces « invisibilisations ». Les Gilets Jaunes,
c’est une forme de réponse, on voit le gilet mais moins le visage...
Le livre se termine par le mouvement des Gilets Jaunes. Il ne s'agissait pas
d'aller au delà de les familles. Il y a ceux qui s'engagent... On raconte le
mouvement dans les cuisines. C'est très présent. On voit la verticalité
du débat politique. Nombre des protagonistes réagissent aux propos sur le
« pognon de dingue », ceux qui sont au RSA, ça les touche. Les corps
intermédiaires n'existent pas. Ils ne sont pas dans leurs vies.
A propos du livre envoyé à Macron : j’ai reçu un mot assez convenu écrit à
la main. Il n'ignorait pas, il connaissait… mais il a répondu !
Question
du public à propos de la taille de la ville de Denain :
Ce
sont plutôt des grappes de villes... on peut compter 160000 habitants, c’est un
peu comme la Fensch.
Il y a des fiches statistiques à chaque début de chapitre.
Il y a des fiches statistiques à chaque début de chapitre.
Y a-t-il eu des surprises à la sortie du livre, concernant la presse, ce que le livre suscite comme réactions ?
Ces
gens on les croise, on croit les connaître. Et non! Ce qui m'a impressionné
c'était le courage déployé pour faire face. On voit la façon dont les choses
sont organisées : les modèles disponibles du libéralisme, le ruissellement
c'est un ruissellement du côté de la consommation, nous sommes passés d’une
société de production à une société de consommation…
Encore un mot sur la forme roman-photo : on a moins de personnages et on passe
plus de temps avec chaque personnage. Pour le lecteur c'est quelque chose de
très immersif. Retranscrire des propos enregistrés ça donne un souffle
romanesque. En presse c'est très compliqué mais il y a eu une proposition de
Ruffin dans Fakir, un folio dans Le Nouvel
Obs... Il faut vraiment une maîtrise de A à Z quand on fait un
roman-photo. Dans la presse ce n’est pas possible. On s'inscrit beaucoup plus
dans les BD de reportages comme celles de Joe Sacco. Ça fait 20 ans que ça
existe, c'est rien...
A propos d’empathie
L'empathie
on est obligé d'en avoir mais il faut garder une certaine distance. Le fait de
revenir à Paris permet ça. Guillaume m'envoie un message alors que j'étais à
Turin : « T'as la belle vie ! »
Alors est-ce que ça a changé leur vie? Ça leur apporte quoi? Par rapport à
l'estime de soi ce n’est pas rien. Loic a décroché un contrat d'insertion et il
l'a encore! S'il a décroché le contrat c'est parce qu'on a publié un folio dans
Médiapart, le directeur de Pôle-emploi m'a appelé... Et puis j'ai gardé le
contact ! Il y aura peut-être un projet de documentaire télé...
On est loin de la politique mais majoritairement on vote RN. Quelque part ça ne
m'intéresse pas l'avis des gens. La vision de la politique c'est celle
présentée dans les chaînes en continu...
Et les enfants après eux?
Ce qui est central c'est la famille. Ce qu'une partie de la gauche a oublié. La cellule de base, de résistance c'est la famille. L'attention à l'autre... par exemple Tanguy le fils de Guillaume qui n'est jamais parti en vacances. Il croit beaucoup au « quand on veut on peut ». Il a eu un BTS et il travaille. Il ne voit pas pourquoi partir en vacances... La question de la mobilité c'est nouveau. Avec la fin des énergies fossiles des questions vont se poser. Leur bilan carbone est meilleur que celui de bien des travailleurs-travellers !
On a critiqué le mouvement des Gilets Jaunes, mais ils ont mis à l'agenda le trafic aérien et le trafic maritime. Ça n'était pas à celui de la Cop 21 !
1. Depuis décembre 2013, les photographe et
journaliste espagnols Carlos Spottorno et Guillermo Abril parcourent le monde
afin de raconter la crise des réfugiés. Ils ont ramené quelque 25 000
clichés et 15 carnets de notes de leur périple, de l’Afrique à l’Antarctique,
des Balkans à la Scandinavie. De cette matière première en partie publiée sous
forme de reportages dans les colonnes d’El Pais Semanal (et primée aux
World Press Photo Awards), ils ont également produit une bande dessinée tenant
du “roman photo”.
2. Sébastien Chenu : membre du Parti républicain, de Démocratie
libérale, puis de l'UMP, il participe à la fondation de
l'association GayLib, association de défense des droits LGBT au
sein de l'UMP. Il est ensuite secrétaire général de ce parti, chargé de la
diversité culturelle. En 2014, il rejoint le Rassemblement bleu Marine (RBM), mouvement rattaché au Front national (FN). Devenu collaborateur de Marine Le Pen,
il est nommé délégué national du RBM et devient conseiller
régional des Hauts-de-France en 2016. Lors des élections
législatives de 2017,
il est élu député dans la dix-neuvième
circonscription du Nord.
Il est nommé peu après porte-parole du Front national, devenu Rassemblement
national (RN) en 2018. (source Wikipédia)
3. http://fr.forumviesmobiles.org/publication/2014/11/03/presentation-2635