jeudi 19 mars 2020

Rencontre du mercredi 4 mars à 18H30 : Camille de Toledo




Retour sur cette soirée où nous nous sommes laissés embarqués au fil d’un récit ponctué d’images, au gré de l'esprit de cascade de Camille de Toldeo et de ses pensées labyrinthiques.

C’est la troisième rencontre... bientôt une quatrième [pour un livre à paraître prochainement]! 
C’est un peu une soirée diaporama à partir de mes livres parus. D'habitude je cherche à défendre l'idée d'écrivain-chercheur, de travailler sur ce qui est ténu, la question du vertige… tous nos systèmes d'attaches, quand on perd pied, l’inquiétude d'être au monde, la  fragilisation du vivant. Les habitations fictionnelles, également, comme les séries TV ou en ligne, à la manière du Quichotte, qui vit dans ses fictions.

Je m’intéresse aux territoires de traduction. L’espèce homosapiens est attachée au monde par des lettres, un système alphabétique qui nous relie au monde. Le débat médiatique est hystérisé, je le pratique assez peu, plutôt à une échelle où on peut encore exister et s'entendre. J’écris des livres, des essais, des romans. C’est un agrégat de langues, un conte, une cavale pour échapper à la mémoire du XXème siècle. C’est une remise en mouvement : comment raconter des histoires. Face à une génération qui veut imposer sa mémoire, le personnage fait le contraire. Contre la mémoire qui fait chape, là c'est une échappée !
J’ai deux projets auxquels je travaille en ce moment et je vous les présente, comme ça, en images. Je travaille souvent à l'interstice de différents médiums, de différents langages. Parfois j'expérimente des choses avec l’espace, donc les arts qu’on appellerait « plastiques »… je ne les appelle plus « plastiques », parce que le plastique… ce n’est plus le temps du plastique, parfois j’appelle ça « art matériel », « arts dans l’espace ». Je vais parfois expérimenter des formes avec l'art, qui peuvent être d’ailleurs des formes politiques, poétiques, et je vais ensuite les retravailler dans un livre. Parfois c’est l’inverse, parfois c’est un livre qui conduit à une forme dans l’espace, et je vais employer le terme d’ « écriture à même le monde », c'est-à-dire que je porte une forme de déception parfois à l’égard du livre qui ne rentre pas assez pour moi dans le monde. C’est comme si les livres restaient trop enfermés... voilà, un peu comme le Quichotte qui voudrait que le roman de chevalerie s’étende sur le monde, à même le monde qu’il cherche à écrire, eh bien j’ai un peu cette tendance là. Je vais passer régulièrement de l’espace matériel, et donc des formes d’art matériel à des livres.
Là, c’est donc ce projet enchevêtré. En fait c’est deux enquêtes que je mène depuis un certain nombre d’années mais qui arrivent à maturité. Il y aura deux questions ce soir. « Qu'est-ce qui nous traverse? »,  avec ce livre qui est une enquête généalogique, et la deuxième : « A quoi sommes-nous attachés ? ». C’est un projet auquel je participe sur des transformations liées à une écologie politique à venir.


Ce que vous voyez là, c’est la mise en espace d'un livre à venir, qui sortira en août 2020 aux Editions Verdier, dans la même collection où j’avais publié « L’inquiétude d’être au monde ». C’est simplement aussi cette idée spatiale du livre, qu’est-ce qu’un livre ? Et c’est une enquête généalogique où je m’interroge sur ce qui traverse les corps sur plusieurs générations. Donc j’ai une matrice, un matériau qu’on pourrait dire autobiographique. J’ai plusieurs séquences dans ma vie où il y a ce qu’on appelle des synchronies en psycho-généalogie. La synchronie, je la qualifie parfois de lapsus du temps. Vous savez qu’un lapsus dans la théorie psychanalytique, c’est quelque chose qui dévoile une pensée refoulée, quelque chose qui a été mis de côté et qui va ressortir dans le langage. C’est quelque chose qui cloche dans le langage et qui révèle quelque chose. Eh bien les synchronies c’est, par exemple : vous avez un arrière grand-père qui meurt à telle date dans telles circonstances et vous avez une répercussion à la même date quelques années plus tard. Vous avez des synchronies également qui sont des synchronies dans le temps : il vous arrive quelque chose et, au même instant, au même moment, un corps auquel vous êtes relié, un frère, une mère, un père, il lui arrive quelque chose qui synchronise les événements. Il y a aussi des synchronies historiques. Autour de la Première Guerre mondiale, deux événements arrivent en même temps, mais là, ce dont je parle, ce sont des synchronies sur plusieurs générations, donc je vous donne celles avec lesquelles je travaille. C’est comme une arithmétique, et c’est ce livre qui travaille à partir de ce noyau de synchronies et qui essaie d’éclairer ce mystère de la transmission : « Qu’est ce qui traverse les corps dans l’Histoire ? ». 



Donc on part, par exemple, d’un suicide. Un suicide du 30 novembre 1939, qui est dans ma lignée, qui est dans ma famille, qui est un arrière grand-père, qui m’a toujours interrogé parce que ce suicide fait écho à un suicide littéraire, très connu, qui est le suicide de Stefan Zweig, écrivain austro-hongrois, en 1942, au milieu du siècle. Et donc j’ai ce suicide sur lequel je travaille. Et donc je constate, en menant l’enquête sur la généalogie, que mon père est né le 30 novembre, quelques années plus tard. Et puis, au début du XXIème siècle, j’ai un frère qui se suicide. Et sa date de naissance c’est un 26 janvier. Et j’ai ma mère qui meurt, juste après le suicide de mon frère, un 26 janvier. Donc j’ai ces synchronies de corps, ces synchronies matérielles, qui défient un peu la raison, et j’ai des outils. Je vous ai parlé de la psycho-généalogie, j’éclaire un tout petit peu ce terme. Le moment d’apparition de tous les outils d’analyse, c’est le moment viennois, c’est Freud, ce sont des systèmes d’analyse qui vont s’occuper du cercle étroit. Ça reste encore dans le père, la mère, les enfants, l’Œdipe, etc. A partir des années 30, il commence à y avoir des voies divergentes de la psychanalyse, qui commencent à observer des groupes plus larges. Ça va être surtout en étudiant les cas des gens qui ont survécu aux camps d’extermination. C’est en observant des cas de survivants que, tout d’un coup, que cette analyse psychologique, qui dépasse le cercle étroit et se déploie dans le temps, va commencer à apparaître. C’est ce qui va donner la psycho-généalogie. Ce que ça étudie, c’est par exemple : un petit-enfant d’un survivant de la Shoah, qui, à l’âge où son grand-père, sur une rampe de déportation, n'a pas réussi à retenir sa femme avec sa poigne ; résultat : sa main est restée bloquée. C'est-à-dire que le corps a encrypté cette information et est paralysé. Maintenant je vous parle d’une situation où c’est le petit fils de cette personne, qui, des années plus tard, au même âge, a un problème à la main qui fait que sa main ne fonctionne plus. Ce sont des cas que la psycho-généalogie va se mettre à étudier, en disant : il y a des répercussions, qui défient le modèle qu’on a de l’individu libre, etc. Voilà ce que ce roman va essayer d’explorer à travers une enquête généalogique pour essayer de voir ce qui nous traverse. 





Ce  projet est associé à un cycle qui a lieu en région lyonnaise, c’est la ville où je suis né, Lyon. J’ai produit ce qu’on appelle cette chambre d'enquête, ce qu’on anglais on dirait detective room, ces chambres d’enquête dans les séries, où l’on commence à poser des choses sur les murs. Pour moi il y a ce qu’un critique littéraire a appelé « une nouvelle saison des enquêtes ».  Nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à enquêter. Et ça a à voir avec les liens, les attaches, les disparitions qui nous entourent, dont je vous parlais au début. Ça a à voir avec un délitement des liens. Qu’est-ce qu’on fait quand il manque des liens ? On déclenche une enquête.
Donc je déclenche une enquête, comme tant d’autres, pour essayer de comprendre ce qui noue les temps entre eux. Sur cette chambre d’enquête, vous allez là, sur ce panneau, le départ de ma famille de Turquie, c’étaient des Juifs d’Andrinople, qui s’en vont, qui apprennent la langue française grâce aux écoles de l’Alliance Israélite Universelle, et vont en Europe avec ce rêve d’Europe, de France etc., avec ce rêve d’entrée plus fortement dans la langue française. D’une certaine manière pour moi, c’est un hommage, j’essaie de comprendre d’où vient cette langue française qui me lie au monde. Donc je vais démarrer là puis je vois les liens que ça a avec l’Histoire plus collective, vous avez des images d’archives de l’assassinat de l'archiduc en Autriche Hongrie, de l’arrestation de Gavrilo Princip… vous avez toutes ces images. Et puis là ce sont les premières pages du livre qui commence à se construire autour de la figure d’un enfant en 1937, dans ma lignée, qui est mort en 1937 et qui est un peu comme un fantôme. Moi je le compare parfois à l’ « Ange de l’Histoire » de Walter Benjamin, mais c’est quelqu’un dont on ne parlait jamais dans ma famille. Donc il y a un secret autour de cet enfant, autour de ce deuil.




Puis dans la succession, j’ai posé ce suicide dont je vous avais parlé, le suicide du 30 novembre 1939, un secret autour de ce deuil puis le suicide de1939, et là vous avez toute la séquence de la guerre 39-45, avec notamment un certain nombre d’images qui sont liées à la déportation.…  Et puis on arrive ici dans les Trente Glorieuses. Et quand je commence à mener mon enquête, je comprends à quel point les Trente glorieuses ont en quelque sorte été le refoulement de ce qui s’est passé là, des deux guerres et des accidents, on va dire des stress généalogiques, des traumas généalogiques qui ont eu lieu là. Et je commence à poser des images des Trente Glorieuses et a essayé de voir ce qui se cache derrière cet âge dit de la prospérité ? Et comment cet âge de la prospérité cache des fragilités dont je vous ai parlées en amont mais cache aussi des fragilités liées à notre lien au monde. Ce sont les images que vous connaissez peut-être de la Révolution verte, l’idée générale que, de toute façon, nous allons vers le progrès, que nous sommes sortis de la guerre, cet idéal aussi, européen, que nous allons vers une paix éternelle, que nous allons vers une paix entre les nations… Je parlais de la Révolution verte parce qu’il y avait cet usage massif des pesticides, mais qui, à l’époque était perçu comme une chance, nous allions sortir de la malnutrition…Or, là, j’observe qu’il ya des peurs qui sont liées à ça. Puis je vais vers le suicide de mon frère en 2005, avec une image qui est assez forte pour moi, vous connaissez sans doute le livre de Durkheim, ce sociologue de la fin du XIXème siècle qui a étudié le suicide, le suicide comme fait social.
Ce livre, qui est en préparation, se bat avec deux rapports au suicide : un suicide comme fait social, donc ça c’est une dépossession de la question individuelle, on étudie des statistiques, on étudie des masses, ce serait par exemple les suicides à France Télécom, pour être très clair, c'est-à-dire des suicides qui sont liés à des faits sociaux… C’est ce que Durkheim étudie à l’époque. Et une toute autre approche qui est aux antipodes de cela, c’est ce qu’on sait du « Mythe de Sisyphe » de Camus, c’est le suicide comme acte libre. Et ces deux visions sont tout à fait irréconciliables. La troisième vision qui naît de ce livre, c’est cette vision dont je parlais avec la psycho-généalogie. Ce n’est ni fait social, ni acte libre, mais ce suicide qui marque des récurrences de fragilités généalogiques et qui viennent se rappeler au fil du temps.
Donc je vais essayer de commencer de tisser ces liens là, comme dans une chambre d’enquête, comme dans les séries américaines. Je cherche en quelque sorte à élucider un meurtre, à élucider des morts.



J'invite les gens à rentrer dans cette chambre d'enquête. Il y a toujours cette question récurrente : qu’est ce qui nous traverse ? Par quoi sommes-nous traversés ? Quelles empreintes laisse l’Histoire dans les corps ? Il y a également l’intuition que porte cette enquête, c’est, au-delà du langage, qu’est ce que la matière humaine sait ? C’est vraiment une question qui est au cœur du livre à venir. Qu’est ce que la matière humaine sait  que je ne sais pas encore ?
Là on est à la fin de la guerre. Il y a ma grand-mère qui a toujours caché le judaïsme. Il y a toutes ces images qui nouent la chimie humaine, vous savez, ce Zyklon B qui a été utilisé dans les chambres, dans les camps d’extermination, mais ce Zyklon B qui n’était qu’un pesticide… Vous voyez, cette chimie humaine mêlée à la chimie du monde, c’est cela que ce livre cherche à démêler. C’est notre solidarité humaine-choses…
Ça, c’est une image de la bombe… Et cette chambre d’enquête est  la  matrice de plusieurs livres. Par exemple, cette image de la bombe, elle n’est pas sans lien avec ce que je vous disais de l'inquiétude. Comment est-ce que l’inquiétude arrive ? Comment est-ce que, par exemple, l’idée apocalyptique vient ? ça, c’est plutôt un autre livre, mais c’est cette matière là que je vais chercher. Je travaille comme ça, je pose des archives personnelles, des archives collectives, je commence à poser des questions sur chacune des images, et ce sont des questions qui nous renvoient tous à nos histoires personnelles : qu’est-ce qui traverse la matière humaine, de corps en corps? Voilà, cette image qui pourrait être n’importe quel père et n’importe quel enfant, il se trouve que c’est mon père, il se trouve que c’est mon frère. Il y a ça, sans cesse, chez moi, la question de la transmission, qui, à mon avis, est la grande question qu’a oublié la littérature pendant les années 70 et 80, et qui nous saute au visage : quel monde nous transmettons ? Quel monde nous laissons ? Quel monde ils nous ont laissé ? Quel monde nous a laissé les Trente Glorieuses ? Toutes ces questions sont matrices d’une enquête. Lorsque Greta Thunberg monte à la tribune et dit : « Quel monde vous nous avez laissé ? Quel monde vous nous laisserez ? ». C’est une question qui, pour moi, à partie liée avec la transmission et qui est prise en charge par des plus jeunes également.
Donc il y a la question de la transmission, mais là, plus encore, il y a la question d’une transmission que l’on ne voit pas à l’œil nu et que l’on ne peut pas encore explorer par le langage, c’est celle, matérielle, d’une transmission des corps.



Avez-vous déjà entendu parler de l’épi-génétique ? J’en reviens à la question de ce livre : qu’est-ce que la matière sait ? Qu’est-ce que la matière humaine sait ? L’épi-génétique, elle cherche à comprendre ce qui marque les gènes. Vous, les plus jeunes, les plus vieux, tout le monde hérite d’un certain patrimoine génétique, ça c’est ce que j’appelle la matière humaine. Or, cette matière est traversée par l’Histoire, par des chocs, par des traumas, parfois par une histoire intime, parfois une histoire collective. Les épi-généticiens, depuis maintenant une vingtaine d’années, se sont mis à observer, avec des outils plus sophistiqués que ceux dont on disposait avant, pour voir ce qui marque les gènes. On se rend compte que le gène n’est pas tout, la fonction du gène, s'active ou ne s’active pas. L’exemple typique, c’est la couleur des yeux, ça s’active ou ça ce n’active pas, au moment de la gestation.  Il y a des marqueurs, qui sont liés à la culture, qui sont liés à l’Histoire, qui vont inhiber ou non le gène, qui vont le marquer en quelque sorte. Et c’est cette énigme de la matière humaine, ce que nous observons : comment elle est traversée, comment elle est marquée. Ce que je vais chercher, à l’échelle de quatre générations, c’est : qu’est-ce qui a été imprimé dans la matière ? Et toujours ce lien au monde, j’y reviens pour ne pas vous perdre : qu’est-ce qui nous attache ? Qu’est-ce qui nous relie de corps en corps ?



Il y a une chose importante, dans l’histoire de ce qui nous traverse : il y a un modèle qui pilote encore beaucoup nos vies collectives, c’est ce modèle des individus libres. C’est vraiment le dogme, dans lequel les « modernes » vivent. Or, par un certain nombre de travaux, et, personnellement, j’ai la totale conviction que nous sommes en train de sortir d’une certaine modernité, c’est assez douloureux, cela va se faire dans la douleur, mais l’écologie étant là pour nous le dire, que nous sommes dans états de séparation, qui ne conviennent plus, non seulement aux découvertes scientifiques, mais également à l’état du monde. Et nous sommes obligés de repenser partout la question des liens et des attaches. Ce que je vais chercher à travers cette enquête généalogique, c’est pointer ça, presque mettre en accusation, j’allais dire, cette idée que nous sommes des corps séparés, nous sommes des vies séparées. Quand je dis « nous », cela veut dire des individus libres, séparés… et ce que je vais observer, c’est par la littérature, parce que la littérature c’est l’art de l'attachement, c’est un attachement à la langue, c’est précisément quelque chose qui va observer ce qui noue les corps, les vies entre elles. Par la littérature, je vais faire cette exploration. Voilà comment ça procède et que vous voyez en close up : que nous font les images, en restant là après nous ? ça me permet de vous parler de ce qui déclenche ce livre, parce que là je vous parle d’un matériau de recherche, mais en fait le livre est très narratif. Et il part de quoi ? Il part de ce que j’appelle la saison des morts : tout le monde tombe autour de moi, les gens meurent atour de moi, le frère, la mère, le père, très vite, sur un temps très court. Et je dois très vite, en moderne… j'ai ce geste de vouloir me séparer de ça, donc de les oublier. Et je vais chercher en quelque sorte à me débarrasser d’un maximum de choses, mais je vais garder des images. Il y a un très beau texte de Barthes sur les images, « La Chambre claire », je vous invite à le lire, c’est sublime. Mais moi je me débarrasse des choses et je les enferme, ces images. Et puis je vais être obligé, par quelques circonstances extérieures à ma volonté, je vais être atteint… Il y a encore deux trois ans, je ne pouvais presque plus marcher. Je vais être atteint, détruit, par quelque chose que les médecins ne comprennent pas, mais je ne peux plus marcher du tout. Et c’est à ce moment là que je me dis que je ne vais pas pouvoir y couper, je vais devoir faire face à ce qui s’est passé et essayer de comprendre. Ça c’est le point de départ de livre qui arrive, qui est déplacé dans un monde qui est plus de fiction, mais beaucoup de gens qui me connaissent reconnaîtront beaucoup d’éléments, et c’est ça le point de départ : tout d’un coup je vais ouvrir ces cartons et je vais faire face aux images. Et les images, comme la matière, c’est quelque chose qui reste, qui est là, en fait, et qui crée une sorte de hachure. Ça c’est une figure de ma grand-mère, c’est toujours cette figure qui a caché, parce que la guerre, parce que l’on ne devait pas dire ce qu’on était, une minorité pourchassée etc. qui n’a jamais parlé de cette origine, de cet attachement à l’Histoire juive, de cet attachement à cette vie errante, puisqu’ils ont été dans l’empire ottoman, mais avant c’étaient des Espagnols…






Je commence par étaler ces images et poser mille questions à la matière photographique. Donc ça c’est : Pourquoi n’êtes vous pas restés aux Etats –Unis, chers parents ? Cette question est liée pour moi au sentiment que j’ai eu quand tout est arrivé, qui était un sentiment de malédiction. Il y a avait quelque chose qui me tombait dessus, qui venait du passé, et je n’arrivais pas à le nommer. Evidemment personne ne pouvait l’expliquer scientifiquement, et donc, je me suis mis à chercher. Et j’ai vu à certains moments des lignes de fuite : c'est-à-dire mes parents se sont rencontrés, ils se sont rencontrés surtout aux Etats-Unis et ils auraient pu rester là-bas. Et puis, ils sont revenus en quelque sorte dans cette matrice généalogique, ils ont camouflé un certain nombre de choses, et c’est comme s’ils étaient retombés dans la matrice. Et j’ai, moi, fait un même geste avec mes enfants, de partir, essayer de partir, c'est-à-dire protéger mes enfants de cette malédiction et je suis désormais obligé d’y faire face.
Toujours ces questions posées à la matière… ce cycle que je présente à Lyon  est un cycle sur l’enquête. Qu’est-ce qu’enquêtez ? Enquêtez, c’est poser des questions à la matière, matière humaine, une matière de discours, une matière écologique.



Pourquoi semble-t-il y avoir plus de matière dans le passé ? C’est aussi un des éléments qui porte cette écriture du tremblement, cette écriture tremblée, ce livre à venir : partir de cette matière intime, et son croisement avec l’Histoire collective, avec ce sentiment que j’ai eu très très fort depuis des années, vraiment, d’un voile intégral sur le passé, ce moment où, tout d’un coup il n’y a plus d’enfance possible parce que toute l’enfance est recouverte d’un camouflage général, ce que j’appelle une fiction, un conte. Je ne sais pas si vous avez déjà eu cette expérience : rouvrir des cartons d’archives, ça peut être d’une violence extrême parce que, si ça apparaît comme un faux, c’est comme si votre vie était frappée de l’idée du faux. Et donc il m’a fallu là aussi retisser des liens avec les images. Et c’est une des choses que je trouve les plus belles dans le livre de Barthes, c’est qu’il parle, en théoricien, en sémiologue des images, des photographies, mais il y a un moment où il parle d’une image de sa mère et il dit cette image-là, et il ne la montre pas, c’est une des rares images qui n’est pas montrée, il la garde à l’esprit parce que c’est précisément à partir d’elle qu’il transforme la mort en vie. Tout d’un coup il y a ce que j’appelle la « revivance », tout d’un coup ça revit. Donc d'un matériau mort, il y a quelque chose qui revit et ça, c’est très fort dans tout mon travail, ce passage d’un archive de la mort à une archive de la « re-vie », de la « revivance », ou comment est-ce qu’on passe d’une logique de survivance à des logiques de « revivance », c’est une question qui est intime, esthétique, poétique, littéraire, politique, écologique, collective, parce que j’ai été beaucoup nourri de toute cette archive  du vingtième siècle, qui est une archive des génocides, des destructions, des destructions écologiques. Maintenant on a l’écocide, le génocide, on hérite de toutes ces choses, on a beaucoup de productions manufacturées de mort et notre charge, je dirai notre tâche - si j’employais un mot de Walter Benjamin -  notre tâche de transmission est d’arriver à rebasculer du côté du vivant.



Ça c’est une image du frère, je n’ai pas besoin de beaucoup la commenter : Sur combien de générations la peur put-elle imprégner la matière humaine ? Le fil de mon enquête – vous savez, dans un enquête, il y a toujours un moment où on trouve un fil, ça rejoint d’ailleurs la question de l’attache ; l’enquête, c’est toujours entre deux plans qui ne correspondent pas, je disais c’est là où ça cloche – quand tu commences à tirer le fil entre les deux plans, tu as trouvé quelque chose. Et ce que j’allais chercher, c’est cette matrice de la peur, d’où est-ce que ça venait cette peur. Cette qui a conduit notamment à…les Allemands disaient « Selbstmord » ou « Selbstmörderung », « Selbstmörder », le meurtre de soi, que je préfère beaucoup parce que le suicide est associé à un pathos, français ou romantique, c’est le suicide du « jeune Werther ». Il y a toujours un pathos romantique dans le suicide qu’il faut écarter, Jean Améry parlait de « porter la main sur soi. C’est un meurtre. Donc c’est une enquête sur des meurtres. C’est un roman policier, si vous voulez. C’est toujours ce soupçon, l’enquête ça commence avec un soupçon.


Je disais il y a quelque chose qui cloche, eh bien quand j’ai ouvert les cartons d’archives...faut-il que je doute de tous les moments de bonheur que nous avons vécus ? C’est ça, une archive familiale, souvent c’est beaucoup de joie, beaucoup de moments etc. et puis, lorsqu’il y a des événements tragiques qui arrivent par la suite, il y a cette contre-enquête tout d’un coup : qu'est-ce qui était là que je n'ai pas vu? Qui n’était pas visible, qui n’était pas donné. C’est le point d’enquête de ce geste d’enquête.
Mais cette question vaut encore une fois collectivement. Je viendrai à la question de l’anthropocène, de l’écologie mais il y a ça : « Qu’est-ce que nous avons fait ? ».
J’ai parfois dit ça, mais le vingtième siècle, qui était dans ces points de départ très marxiste… Il y a avait un grand marxiste au début du vingtième siècle qui s’appelait Vladimir Lénine. Il avait publié ce livre qui s’appelait : « Que faire? ». Et ça m’avait toujours frappé, la différence entre le vingtième siècle et le vingtième-et-unième siècle. Le vingtième siècle commence avec : « Que faire? » et pour moi le vingtième-et-unième siècle, surtout en Europe, avec : « Qu'avons nous fait? ». Ce sont deux polarités dans les temps qui sont aux antipodes l’une de l’autre. Dans « Que faire? », Lénine décrit ça : c’est une flèche qui va vers l’avant. Et pour les jeunes générations, c’est difficile de grandir dans du « Qu'avons nous fait? ». Parce que, précisément, à chaque génération il y a une nouvelle naissance, et arriver dans un espace saturé de « Qu'avons nous fait? » est quelque chose de lourd, de grave, de sévère. Et c’esst là où j’en viens à ce geste personnel mais aussi collectif et politique de dire : Comment est-ce que je remets du vivant ? Comment est-ce que je raconte des histoires ? Comment est-ce que je rends possible des futurs, des possibilités à partir de cette chape du « Qu'avons-nous fait? ». Sur ces moments de bonheur, il y a ça aussi : « Qu’est-ce qui s’est passé ? », toujours ce geste à rebours de l’enquête.





Là je vous montre le nom, le titre possible. Le narrateur s’appelle Thésée. Je vous dis pourquoi, comme ce n’est pas écrit dans le livre, vous aurez de l’avance sur les exégètes. 
Thésée c’est une histoire qui m’a frappé enfant. Ma mère avait très peu de temps pour nous, elle m'a lu l'histoire de Thésée et bien sûr dans ce livre il y a l’histoire de « Comment sortir du labyrinthe après avoir affronté un monstre ? », ce monstre que l’on va appeler l’Histoire, le pouvoir, la nation, ce que vous voulez… en tous cas il y a cette recherche de  « Qu'est-ce qui est monstrueux et qu'est-ce qui nous tue et qu'est-ce qui tue la jeunesse? ». Vous savez que c’est la jeunesse qui devait aller donner son tribut, on envoyait des jeunes se faire dévorer par le Minotaure, on les envoie de Crête, dans mon souvenir… Il y a ça : « Comment sortir du labyrinthe ? ». Chez moi, c’est ce labyrinthe des mémoires des siècles, mais il y a une chose qui moi surtout m’avait frappé dans le récit, enfant, c’était le retour de Thésée. Thésée triomphe – accessoirement grâce à une femme, c’est un peu ce qui nous arrive, que l’on soit sauvé par des femmes, c’est Ariane qui le sort du labyrinthe – et fait retour vers son père, c’est une lignée royale, et il avait pour consigne en rentrant, s’il avait triomphé du monstre, de changer les voiles de son bateau – il se trouve qu’il y avait des navigateurs dans ma famille. En tous cas cette image de Thésée, qui, dans l'euphorie de sa victoire, oublie de changer les voiles et donc revient vers son pays. C’est en quelque sorte l'inverse d'Ulysse. Ulysse, en fait c’est une histoire qui finit bien. Il revient, sa femme est là, elle l’attend, il y a un côté un peu « popote », Pénélope lui fait à manger, il y a un côté « un peu le genre d’avant », il y a un truc qui, pour moi, est un peu déphasé par rapport au monde qu’on a à connaître… En tous cas Thésée revient avec les mauvaises voiles et son père, pensant qu’il est mort, se jette dans la mer, ce donnera le nom de cette mère, la mer Egée. Donc il y a cette mort du père, c’est une question qui travaille beaucoup l’enquête qui est derrière ce livre, et cette question de la peur d’un enfant, peur de la mort du père et cette fragilité dans les lignées d’hommes, qui reçoivent ces chocs de l’Histoire.


Ça c’est une page et c’est comme ça que vous voyez le texte progressivement naître autour des documents. J’ai dû excaver un manuscrit, le manuscrit de celui de 1939 qui s’est tué, de cet ancêtre, j’ai dû enfin le lire, je ne voulais pas le lire, essayer de comprendre ce qui le liait à cet enfant mort en 1937… c’est en fait une circulation du texte et c’est pour cela que je sui entièrement d’accord avec un critique littéraire qui, récemment, disait : « Nous n'écrivons pas à partir d'une page blanche, nous écrivons à partir d'une page noire ». C’est un peu comme les voiles de Thésée, nous écrivons à partir de pages noires, qu’en disant « Qu’avons-nous fait ? », nous écrivons des histoires nouvelles mais à partir d’une saturation d’histoires déjà écrites. Ce livre est vraiment – comme « Le livre de la faim et de la soif » est aussi un livre qui écrit des histoires nouvelles mais à partir d’une matrice déjà saturée de textes, d’images…
 

Voilà, c’était ce premier voyage. Et tout ça part de cette fuite, de cet exil où, quand j'ai eu terminé d’enterrer tout le monde, j’ai dit : « Je sors mes enfants de cette malédiction et je les emmène ailleurs. C’est là que nous sommes partis vivre à Berlin et ce sont aussi des images du train, que j’appelle des images-mouvement. J’archive parfois des moments d’existence mais là, c’était donc ce départ : nous sommes dans le train et je pense à ce moment-là, Thésée pense, si vous voulez – je n’aurai pas la coquetterie de dire qu’ils ne sont pas si séparés que ça –Thésée pense laisser le passé derrière lui.
Ça c’est ce premier chemin…


L’autre chemin, l’autre projet dont Camille de Toledo est l’auteur associé, autour de la question : « Comment intégrer, comment accueillir les éléments de la nature dans nos assemblées humaines ? » est à découvrir en suivant ce lien… au fil de la Loire :




Ou celui-ci :




Ou encore celui-là ! :


https://vimeo.com/378501354
 

Ou d’autres encore, à venir…