samedi 28 mars 2020

Anaïs Nin

Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

1931. Henry Miller est invité à dîner chez Anaïs Nin. Amitié, complicité intellectuelle, amour, passion, déchirements, retrouvailles… Elle va lui consacrer, entre autres, les plus belles pages du premier volume de son Journal :

« Lorsque j’ai vu Henry Miller s’avancer vers la porte où j’attendais debout, j’ai fermé les yeux un instant pour le voir de l’intérieur. Il était chaleureux, détendu, naturel. […] Il était si différent de sa façon d’écrire brutale, violente, vitale, des ses caricatures, de ses farces rabelaisiennes, de ses exagérations. Il sourit du coin de l’œil un peu comme un clown ; les intonations chaudes de sa voix font penser à un ronronnement de satisfaction. C’est un homme que la vie enivre, qui n’a pas besoin de vin, qui flotte dans une euphorie qui s’est créée d’elle-même. »

« Le journal est mon kif, mon haschich, ma pipe d’opium. Ma drogue et mon vice. Au lieu d’écrire un roman je m’allonge avec un stylo et ce cahier, et je rêve, je me laisse aller aux reflets brisés, je quitte la réalité pour les images et les rêves qu’elle projette… Ma drogue. Elle recouvre tout d’un voile de fumée, elle transforme tout à la manière de la nuit. Il faut que tout ce qui est matériel soit ainsi fondu dans le creuset de mon vice car, sinon, la rouille de la vie ralentirait mon rythme pour en faire un sanglot »
Anaïs Nin : Journal 1, 1931-1934, Stock 1971



2020
Des amants se retrouvent doublement séparés. Ils échangent des mots, des images,  des paroles face au vide. Se toucher encore, chaque jour : des petites lettres au bout des doigts, un tour de magie, l'écran s’illumine... petites lucioles pour une traversée du temps, en secret.

« […] « Un empereur du Japon apprit que son ami le plus intime avait conspiré contre lui. Il fut obligé de le condamner à mort. Il devait être décapité, mais à cause de son rang élevé et de leur longue association, l’exécution devait se faire en grande pompe. Toute la cour fut conviée à la cérémonie. L’exécution devait être précédée du spectacle le plus fastueux, le plus artistique que la cour du Japon put offrir. Il y eut des joutes poétiques, des danseuses exquises, des concerts et des pièces de théâtre. Le noble condamné regarda tout le spectacle des heures durant avec le plus vif intérêt. Mais au bout d’un certain temps il s’impatienta et il s’adressa en ces termes à l’empereur : « Je sais que vous m’offrez ce dernier spectacle en l’honneur de notre association de longue date, mais si naguère vous avez eu pour moi quelque considération, et si vous souhaitez, par sollicitude, que ma mort soit entourée des plus grands honneurs, puis-je vous implorer, au nom de notre ancienne amitié, de ne plus me faire attendre davantage. De grâce, permettez que l’on me tranche la tête sur-le-champ. L’empereur, alors, lui dit en souriant : « Mais, mon cher ami, vous avez eu la tête tranchée.»
 Nulle histoire n’a jamais rendu de manière aussi symbolique le magique pouvoir de l’art. »

Anaïs Nin : Journal 3, 1931-1934, Stock 1971


Anaïs Nin, author, draped in a shawl, 1932 by Brassaï
 par JFT