Silence Radio
Le cliquetis de l’appareil me réveilla.
Un matin du mois de
mai, après
une longue nuit de sommeil, je sortis de sous ma couette afin de me préparer pour me rendre à l’université car j’entamais ma dernière semaine de cours
avant les partiels. Pour ne pas être en retard, je pris l’initiative de mettre
en route la machine à café pendant que je prenais mon habituelle douche du
matin. À
mon grand étonnement,
l’eau ne coula pas
lorsque j’actionnai
le robinet. La cafetière ne fonctionnait pas non plus. J’appuyai sur l’interrupteur, pas de
lumière.
Cela devait provenir d’une panne générale, et tout serait sûrement rentré dans l’ordre quand je
reviendrai de mes cours, pensais-je. J’avais tort.
Je descendis dans la rue, mes écouteurs sur les
oreilles, quand je vis avec stupeur l’une des choses qui me terrifiait le plus au
monde... la ville ressemblait au décor d’un film d’horreur. Elle était déserte et la nature avait repris le dessus sur
les bâtiments.
Mon immeuble était
recouvert d’une
flore diverse et variée. En levant la tête pour regarder jusqu’où grimpaient les
branches, mon regard se figea sur la couleur du ciel. Un brouillard jaunâtre recouvrait la
ville. Cette brume ressemblait à une immense chape de pollution. Mais ce qui
m'effrayait le plus fût l’absence de bruit. La ville semblait complètement vidée de ses habitants,
de ses animaux et de tout ce qui faisait le vacarme habituel d’une ville. Aucun
oiseau ne chantait, mais chantaient-ils auparavant ? Je ne m’en souvenais plus.
La panique me gagna. Qu’allais-je faire ? Qu’est-ce que tout cela
signifiait ? J’étais perdu et apeuré. J’avais envie de crier dans l’espoir que quelqu’un m’entende, mais ma peur
était si paralysante
qu’elle me noua ma
gorge. Aucun son ne sortit de ma bouche. Je pris mon téléphone pour appeler
mes parents, mais je n’entendis que le silence. Le réseau n’existait plus. La
boule au ventre, je pris la route vers le centre-ville où j’espérais trouver des réponses à mes questions. Les
rues de la ville n’étaient
traversées
que par le vent qui soufflait suffisamment fort pour faire voler des détritus au sol et des
papiers dans les airs. La route n’existait pour ainsi dire plus car le macadam était éclaté à certains endroits.
Il y avait d’énormes
cratères
remplis de boue dans lesquels des herbes folles poussaient. Ma cheville manqua
même de rester coincée dans l’un de ces trous et me
fis boiter.
En continuant ma route tant bien que mal
depuis la Place des Charrons, le centre Saint-Jacques se trouva rapidement sur
mon chemin. Le centre commercial était complètement dévasté. Les vitres étaient brisées et des chardons ainsi que d’autres plantes
grimpantes poussaient à travers le bâtiment vide. Les magasins semblaient avoir été pillés et brûlés. Les escalators, au
bout du couloir, ne fonctionnaient plus, je les gravis donc comme de simples
marches envahies par des gravats et des détritus. Place Saint-Jacques, j’espérais voir un nouveau
décor, mais il n’en était rien. Les cafés étaient vides et ravagés. Que diable s’était-il passé ? J’étais seul et effrayé. J’avais envie d’aller rejoindre mes
parents, mais au fond de moi, je savais qu’une fois à leur appartement, je ne trouverais rien d’autre qu’un champ de ruine. J’ai continué mon périple par la rue du
petit Paris. Quelques chiffons qui avaient dû être des vêtements, provenant certainement du Kiabi, étaient éparpillés et souillés, comme si cela
faisait des années
que la ville était
devenue une cité
fantôme.
Risquais-je quelque chose ? Le brouillard était-il dangereux pour ma santé ? À quoi bon me poser
toutes ces questions si j’en étais réduit à vivre seul dans le chaos. À l’embranchement de la
rue Fabert et de la rue du Palais, j’aperçus un magasin de sushis. J’adorais ça, pourtant je n’avais jamais remarqué ce sushi-bar
auparavant. J’empruntais
cette rue tous les matins et tous les soirs depuis des années et je ne l’avais jamais vu. Mon
front collé
à la vitre, je
regardais avec beaucoup de tristesse l’intérieur de ce qui était anciennement un restaurant asiatique. Les
larmes montaient doucement. J’avais envie de pleurer, mais étrangement, pas parce
que cet endroit était
ruiné,
mais parce que je n’y avais jamais prêté attention autrefois.
Soudain, une explosion se fit entendre. Je
n’étais plus seul. Je
continuai mon chemin vers les détonations. J’avais peur en avançant, mais la solitude m’effrayait encore
plus. Arrivé
au Moyen Pont, je vis un vrai champ de bataille. Le pont était divisé en deux camps et les
habitants semblaient se faire la guerre. Leurs tenues et leur attitude me
firent penser que cela faisait bien longtemps qu’ils s’affrontaient. Ils semblaient avoir perdu toute
humanité.
J’observais les deux
camps qui se cachaient l’un et l’autre derrière des amas de carcasses de voitures pour se
tirer dessus lorsqu’une main ferme m’attrapa par-derrière et pointa un couteau sous ma gorge.
« Tu as cru qu’on te laisserait paisiblement déambuler de notre côté de la ville? »
La voix était celle d’une femme, je dirais même d’une jeune femme. J’essayais tant bien
que mal de lui dire que je n’étais pas armé et que je ne cherchais pas à intervenir dans leur
guerre. Que j’étais
là par pur hasard et
que je ne voulais que des réponses à mes questions. Avec méfiance, elle desserra
son étreinte
et me relâcha
pour me toiser de bas en haut l’espace de quelques secondes. Elle était plutôt jolie, si on
oubliait le fait que ses cheveux étaient en broussailles et que son visage était peinturluré aux couleurs de son
camp. Elle ne me faisait pas confiance, mais me laissa une chance de m’expliquer tout en
restant sur ses gardes, prête à intervenir si j’essayais de m’échapper.
- J’ai l’impression d’avoir dormi pendant
des siècles.
Que s’est-il
passé
ici ? Pourquoi vous faites vous la guerre ?
- Du plus
loin que je me souvienne, cela a toujours été comme ça. Je suis née dans cette ville détruite et nos clans
se sont toujours fait la guerre.
- Comment t’appelles-tu ? Quel âge as-tu ? Et en
quelle année
sommes-nous ?
- Je m’appelle Jill. J’ai... eh bien... je
dois avoir vingt-deux ou vingt-trois ans, je ne m’en souviens pas. En ce qui concerne l’année, je n’en ai aucune idée. La notion du temps
a disparu depuis bien longtemps. »
Ma tête
tourna et je me sentis partir…
À mon réveil, j’étais allongé sur un fatras de vêtements, dans ce qui
semblait être
un appartement abandonné. Il y avait à côté de moi une tasse avec de l’eau croupie et un
morceau de pain qui avait l’air extrêmement dur. À mon grand désespoir, tout ceci semblait réel. Mon pire cauchemar
venait de se réaliser.
Jill, que j’avais
rencontrée
précédemment, entra dans
la pièce.
Elle portait un fusil de chasse sur l’épaule droite.
- Comment va ta tête? Demanda-t-elle.
- Je suis tombé sur la tête tout à l’heure ?
- Tout à l’heure ? Cela fait bien quatre jours que tu dors.
Quatre jours ? Impossible. Cela ne
pouvait pas faire autant de temps que je me trouvais dans cet endroit. Mon pied
me faisait encore souffrir depuis que j’avais failli me tordre la cheville dans le
macadam éclaté. La notion du temps
n’existait vraiment
plus. Elle m’expliqua
que la ville était
divisée
en deux factions depuis la nuit des temps. La première, celle qu’elle soutenait,
souhaitait garder l’indépendance que leur offrait la situation dans
laquelle ils se trouvaient actuellement, alors que la deuxième souhaitait rétablir un
gouvernement et mettre en place des lois pour que l’anarchie cesse.
- N’y a-t-il aucune
solution à
votre guerre ? Discutez entre vous et trouvez un terrain d’entente, proposai-je.
- Qui
es-tu pour te mêler
de nos affaires ? Tu ne crois quand même pas que nos peuples n’ont pas cherché une solution avant
de se faire la guerre tout de même ? Ces gens ne comprennent que la violence,
quand ils veulent nous forcer à obéir à leurs lois alors que nous souhaitons vivre
comme nous l’entendons.
Et toi, d’où viens-tu ? Pourquoi
es-tu ici et que nous veux-tu ?
- Je n’en ai pas la moindre
idée justement. Je me
suis endormi dans mon lit, pensant aux partiels que j’avais à passer et voilà qu’à mon réveil je me retrouve
dans ce cauchemar…
je ne sais pas ce qui s’est passé, ni combien de temps j’ai dormi. J’ai l’impression d’être dans un film.
À cet instant, un homme au visage peinturluré s’avança dans la pièce. Il portait, lui
aussi, un fusil à
son épaule.
- La prophétie Jill… dit-il à voix basse.
- Attends, tu ne crois quand même pas que ce nabot à quelque chose à voir avec la prophétie ? Répondit-elle.
- Qui d’autre ?
- De quoi s’agit-il ?
Demandais-je.
- Rien,
un tas de connerie que les anciens racontent de génération en génération. Il est dit qu’un homme bon et sage,
sans aucun vice viendra nous délivrer de cette guerre. Il est dit qu’il fera entendre
raison aux peuples et qu’il deviendra leur leader. Il fera régner la paix et la
prospérité jusqu’à la fin des temps.
Je ne saurais dire comment j’ai fait pour me
retrouver dans une telle situation, mais peut-être avais-je été choisi. Peut-être étais-je la personne qui allait faire de cet
endroit un monde meilleur. Cela valait peut-être le coup d’essayer de créer un dialogue entre les dirigeants de chaque
faction. Qui sait ? Je me devais d’essayer. Peut-être étais-je le protagoniste de cette histoire… de mon histoire.
- Je me dois d’essayer ! Dis-je en
me levant précipitamment.
- Tu es
encore plus stupide que je ne pensais. « La paix il y aura lorsque l’ennemi mourra » voilà la devise de notre
peuple, tu ne feras jamais entendre raison à nos commandants.
- Qui d’autre que moi alors ?
La prophétie
dit qu’un
homme viendra vous sauver et je suis arrivé ici par hasard et sans savoir dans quel but.
Peut-être
que si je vous aide, tout rentrera dans l’ordre pour moi et que je pourrais peut-être repartir d’où je viens.
- Bien, tu n’as qu’à essayer, mais je te
le dis : tu mourras.
Jill accepta de me conduire sur le champ
de bataille, où
je pourrai aller à
la rencontre de leurs chefs. Elle mit un sac sur ma tête pour que je ne
puisse pas voir où
se trouvait leur camp au cas où je décidais de les trahir, puis elle m’emmena par le bras à travers la ville. En
une fraction de seconde, je me retrouvais sur le Moyen Pont des Morts. Je
voulais jouer les héros, mais j’étais paralysé par la peur. Je me devais d’essayer. Il fallait
arranger la situation entre ces deux clans. Je pris mon courage à deux mains pour
avancer vers les quartiers du commandant ennemi de Jill, un drapeau blanc dans
la main. Mes jambes tremblantes me portèrent vers le milieu du pont où j’entrepris un discours
improvisé.
Ce que je dis à
ce moment-là
n’était pas très important. Je
voulais juste savoir pourquoi ils ne cherchaient pas une solution à leur problème plutôt que de se faire la
guerre.
Alors que je venais d’obtenir l’attention de la
totalité
des combattants, un coup de feu retentit. La balle heurta ma poitrine. La chute
vers le sol fut lente, trop lente. J’étais touché. Par qui ? Cela n’avait pas d’importance, car j’étais en train de perdre la vie. Jill m’avait pourtant prévenu. Je n’étais donc pas l’élu. Je pouvais sentir
mon sang s’écouler
de la plaie. Ma respiration se fit difficile. J’avais déjà tenté d’imaginer ce qu’on devait ressentir en mourant de cette manière et j’avais maintenant la réponse : c’était extrêmement douloureux. Je
pensais que dans de telles circonstances, je verrais ma vie défiler sous mes yeux,
de mon enfance à
mon dernier jour sur Terre, mais ce ne fut pas le cas. Tout ce que je vis fut un
trou noir et tout ce que j’entendis fut le cliquetis de la machine qui m’avait réveillé ce matin-là.
Déborah retira de mon visage le casque de réalité virtuelle que son
parrain venait de lui offrir pour son anniversaire. Tout ceci n’était qu’un jeu vidéo. Un stupide jeu
vidéo. Je
me souvins que, sur la boîte, il était écrit « confrontez-vous à vos plus grandes peurs ». C’était réussi. J’entendis brièvement ce que Déborah essayait de me
dire. Elle semblait se moquer de moi. Je n’avais apparemment tenu qu’une dizaine de
minutes, ce qui était relativement peu. Mon cœur battait très fort, tellement
fort que je pouvais le sentir sans même poser la main sur ma poitrine.
- Non mais sans déconner, ton parcours a été lamentable,
dit-elle en riant. Jill t’avait prévenu que tu allais mourir, il fallait d’abord la convaincre
qu’un
gouvernement était la meilleure solution ! Ensuite elle aurait pu t’aider. Mais dis-moi,
comment est-elle ? Elle a l’air fabuleuse, j’ai hâte d’enfiler le casque. Je me demande d’ailleurs dans
laquelle de mes peurs je vais tomber… peut-être dans un monde sous-marin où l’oxygène se fait rare, car
oui, je ne te l’avais jamais dit, mais j’ai peur de mourir
noyée. Ou
alors dans la savane poursuivie par des animaux sauvages ? Me faire dévorer vivante par
des tigres ou des lions doit être tout bonnement horrible. Ô j’hésite à essayer maintenant.
Eh, tu vas bien ?
Je ne l’écoutais plus. Ce jeu venait de me traumatiser. Sans dire
un mot, je pris mon sac et sortis en vitesse de son appartement. Mes genoux
tremblaient encore. Comment avaient-ils pu créer un jeu aussi réaliste que celui-ci
? Comment ont-ils su que ma plus grande peur était de vivre dans
une ville ravagée par la guerre ? Comment cette ville pouvait-elle
ressembler traits pour traits à ma propre ville ? Cela voulait dire qu’ils avaient cherché au plus profond de
moi ce qui m’effrayait le plus et l’endroit où j’habitais. La technologie
dépassait
mon entendement.
La première chose que j’entendis en sortant de son immeuble fut le chant des
oiseaux. C’était très agréable. Le quartier avait repris ses couleurs et la vie son
cours. En tendant l’oreille, je pouvais entendre les voitures et les klaxons.
Le sourire me revint. J’aimais cette ville de tout mon cœur. Je courus jusqu’au centre St Jacques
où les
gens vaquaient à leurs occupations. Les magasins n’étaient pas détruits et les
articles étaient soigneusement rangés à leur place.
Quelques phrases de politesse sortirent de ma bouche instantanément, telles que « bonjour » ou « passez une bonne
journée ». J’allais d’un pas décidé vers le restaurant asiatique où je pris une dizaine
de sushis à emporter. Ils étaient délicieux. Je descendis la rue Sainte-Marie pour rejoindre
le Moyen Pont où j’avais cru perdre la vie. Le soleil frappait fort sur ma
peau blanche mais c’était une sensation qui ne me déplaisait plus
aujourd’hui. Je pris le temps d’observer les cygnes
nager dans le courant paisible de la Moselle, puis je rejoignis l’université où j’avais presque hâte de passer mes
examens. L’air était si pur et si bon comparé à celui que j’avais expérimenté dans ce jeu, que j’en pris une grande
bouffée. C’est à cet instant que mon téléphone sonna. C’était ma mère. Elle voulait
prendre de mes nouvelles car cela faisait quelques jours que je filtrais ses
appels sans aucune raison. Je lui confirmai donc que je serais présent chez elle pour
manger le lendemain à midi et que je l’aimais. J’avais hâte de les retrouver, elle et mon père.
Je croyais connaître ma ville, mais en la regardant attentivement et plus
profondément, je compris qu’elle avait encore beaucoup de choses à m’offrir. Plus jamais
je ne marcherai dans ses rues les yeux rivés sur mon téléphone, car les réseaux sociaux et les jeux vidéo ne sont pas la
vraie vie. Je prendrai le temps de respirer et de contempler la beauté du ciel, des arbres
et des oiseaux, de la Moselle, de l’architecture et des parcs fleuris qui font de ma ville...
une ville si particulière à mon cœur. Désormais, je ferai plus attention au monde qui est le
mien. Je m’appelle Sacha Nicolas, mais j’aurais pu m’appeler autrement...
Nolwenn