LA
CRISE ATTEINT L’ILE DE
ROBINSON CRUSOE
« Vendredi, dit Robinson Crusoe, je suis désolé, je
crains d’être obligé de te licencier.
- Que voulez-vous dire, maître ?
- Eh bien, il reste une
grosse part de la récolte de l’an dernier. Je n’ai pas besoin que tu en
prépares une pour l’an prochain. J’ai assez de peaux de chèvre pour le restant
de mes jours. Ma maison n’a pas besoin de réparations. Je peux ramasser des
œufs de tortue moi-même. Il y a surproduction. Quand j’aurai besoin de toi, je
te ferai signe. Tu n’as pas besoin de rester par ici.
- Très bien, maître. Je préparerai ma propre récolte, je
construirai ma propre hutte et je ramasserai tous les œufs et toutes les noix
que je voudrai moi-même. Ça ira très bien.
- Et où vas-tu faire tout ça, Vendredi ?
- Ici, sur l’île.
- Cette île m’appartient, tu sais. Je ne peux pas te laisser
faire ça. Etant donné que tu ne peux pas me payer quoi que ce soit, ce serait
comme si je ne possédais rien du tout.
- Bon, eh bien, je me construirai une barque, et je pêcherai dans
l’océan. Il ne t’appartient pas, lui.
- D’accord, tant que tu ne te sers pas d’un de mes arbres pour
ta barque, ni de mes terres pour la construire, ni de mes plages pour
embarquer, et tant que tu pêches assez loin, hors de mes eaux territoriales.
- Je n’y avais jamais pensé, maître. Mais je peux me
débrouiller sans bateau. Je nagerai jusqu’à ce rocher là-bas, je pêcherai de
là, et je ramasserai des œufs de
mouettes.
- Non, Vendredi. Ce rocher m’appartient. Ce sont mes eaux
territoriales.
- Que vais-je faire, maître ?
- C’est ton problème, Vendredi. Tu es un homme libre, et tu
sais ce qu’on fait aux individualistes forcenés dans cette contrée.
- Bon alors, je mourrai de faim, je pense, maître. Puis-je
rester ici jusque là ? Ou bien dois-je nager au-delà des tes eaux
territoriales pour m’y noyer ou y périr d’inanition ?
- J’ai pensé à quelque chose pour toi, Vendredi. Je n’aime pas
porter mes ordures jusqu’au rivage, tous les jours. Tu peux rester et faire ça.
Et tout ce qui restera quand mon chien et mon chat auront mangé, tu pourras le
prendre. Tu as de la chance.
- Merci, maître. Ça, c’est de la vraie charité.
- Encore une chose, Vendredi. Cette île est surpeuplée. 50 %
des gens qui habitent ici sont au chômage. Nous traversons une crise très
grave, et je ne vois aucun moyen d’y mettre fin. Seul un charlatan dirait qu’il
peut faire ça. Alors reste aux aguets et
ne laisse personne débarquer pour s’installer.
Et si un bateau arrive, ne laisse pas ses occupants décharger de
marchandises d’aucune sorte. Il faut que tu sois protégé contre la main-d’œuvre
étrangère. Les conditions sont d’ailleurs saines, au fond. Et la prospérité est
toute proche. »
Mary Atterbury
L’auteur de cette satire est Mary
Atterbury. Elle a été publiée dans l’ Industrial
Worker (journal des IWW) le 9 février 1932, et reproduite dans Rebel Voices, an IWW Anthology, de Joyce
Kornbluh (éd.), PM Press, Oakland, 2011, pp 369-370 ; dans lequel il est
précisé qu’ « on ne sait rien de Mrs Mary Atterbury.»