lundi 29 juillet 2019

L'impossibilité d'une île


LA  CRISE  ATTEINT L’ILE DE  ROBINSON CRUSOE
 

« Vendredi, dit Robinson Crusoe, je suis désolé, je crains d’être obligé de te licencier.
- Que voulez-vous dire, maître ?
- Eh bien, il  reste une grosse part de la récolte de l’an dernier. Je n’ai pas besoin que tu en prépares une pour l’an prochain. J’ai assez de peaux de chèvre pour le restant de mes jours. Ma maison n’a pas besoin de réparations. Je peux ramasser des œufs de tortue moi-même. Il y a surproduction. Quand j’aurai besoin de toi, je te ferai signe. Tu n’as pas besoin de rester par ici.
- Très bien, maître. Je préparerai ma propre récolte, je construirai ma propre hutte et je ramasserai tous les œufs et toutes les noix que je voudrai moi-même. Ça ira très bien.
- Et où vas-tu faire tout ça, Vendredi ?
- Ici, sur l’île.
- Cette île m’appartient, tu sais. Je ne peux pas te laisser faire ça. Etant donné que tu ne peux pas me payer quoi que ce soit, ce serait comme si je ne possédais rien du tout.
- Bon, eh bien, je me construirai une barque, et je pêcherai dans l’océan. Il ne t’appartient pas, lui.
- D’accord, tant que tu ne te sers pas d’un de mes arbres pour ta barque, ni de mes terres pour la construire, ni de mes plages pour embarquer, et tant que tu pêches assez loin, hors de mes eaux territoriales.
- Je n’y avais jamais pensé, maître. Mais je peux me débrouiller sans bateau. Je nagerai jusqu’à ce rocher là-bas, je pêcherai de là, et je ramasserai des œufs  de mouettes.
- Non, Vendredi. Ce rocher m’appartient. Ce sont mes eaux territoriales.
- Que vais-je faire, maître ?
- C’est ton problème, Vendredi. Tu es un homme libre, et tu sais ce qu’on fait aux individualistes forcenés dans cette contrée.
- Bon alors, je mourrai de faim, je pense, maître. Puis-je rester ici jusque là ? Ou bien dois-je nager au-delà des tes eaux territoriales pour m’y noyer ou y périr d’inanition ?
- J’ai pensé à quelque chose pour toi, Vendredi. Je n’aime pas porter mes ordures jusqu’au rivage, tous les jours. Tu peux rester et faire ça. Et tout ce qui restera quand mon chien et mon chat auront mangé, tu pourras le prendre. Tu as de la chance.
- Merci, maître. Ça, c’est de la vraie charité. 
- Encore une chose, Vendredi. Cette île est surpeuplée. 50 % des gens qui habitent ici sont au chômage. Nous traversons une crise très grave, et je ne vois aucun moyen d’y mettre fin. Seul un charlatan dirait qu’il peut faire  ça. Alors reste aux aguets et ne laisse personne débarquer pour s’installer.  Et si un bateau arrive, ne laisse pas ses occupants décharger de marchandises d’aucune sorte. Il faut que tu sois protégé contre la main-d’œuvre étrangère. Les conditions sont d’ailleurs saines, au fond. Et la prospérité est toute proche. »

Mary Atterbury


L’auteur de cette satire est Mary Atterbury. Elle a été publiée dans l’  Industrial Worker (journal des IWW) le 9 février 1932, et reproduite dans Rebel Voices, an IWW Anthology, de Joyce Kornbluh (éd.), PM Press, Oakland, 2011, pp 369-370 ; dans lequel il est précisé qu’ « on ne sait rien de Mrs Mary Atterbury.»