vendredi 20 mars 2020

Charles Juliet


Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

2005 : je viens de lire Lambeaux. Gros choc de lecture. 








 Je suis alors étudiante en lettres à l’université de Strasbourg. Quelques semaines après cette lecture (personnelle), une affiche attire mon attention : l’auteur, Charles Juliet, vient donner une conférence à l’université. Etrange coïncidence ! C’est ma première rencontre avec un « auteur vivant ». Elle sera déterminante.

Charles Juliet, qui a près de 70 ans déjà, évoque les années de silence qui ont précédé sa si tardive « naissance à l’écriture » (il a 39 ans lorsqu’il trouve enfin les mots).
Rencontre bouleversante. La sincérité avec laquelle se livre l’écrivain me marque à jamais. De même que le récit de ce « long tunnel » patiemment traversé.





Les études se poursuivent, l’enseignement commence ; dans un coin de ma tête et de mon cœur, je chéris ce souvenir autant que le livre à l’origine de la rencontre. Pourtant, étrangement, je n’ai pas l’occasion ou la curiosité de le relire. Ni, plus tard, de le mettre, même en fragments, au programme de mes cours.

Jusqu’à l’année dernière. A la faveur d’un échange avec un ami, alors que nous évoquons les livres qui ont marqué notre itinéraire de lecteur, me voilà à lui parler de Lambeaux – récit autobiographique, cri d’amour destiné à ses deux mères, biologique et adoptive.

Mais plutôt que de reprendre Lambeaux, c’est vers le Journal – sans doute son chef d’œuvre, dans tous les sens du terme – que je me dirige. 9 tomes à ce jour.

Le premier, comme l’annonce d’ailleurs le titre (Ténèbres en terre froide), me paraît trop sombre. Les suivants, aux titres moins fermés (Traversée de nuit, Lueur après labour, L’Autre Faim…), sont en revanche plus engageants. 



Le journal retrace une aventure intérieure d’une rare intensité – que le lecteur accompagne et partage. L’histoire d’une progressive libération. Le récit tout à la fois d’une profonde descente en soi et d’une progressive remontée à la surface, à la lumière. Ce qui me fait penser à cette phrase de Paul Valéry qui m’a toujours intriguée : « Ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau ».

Anecdotes, remarques à l’allure de maximes, confidences aussi : je suis frappée par la manière dont l’omniprésence du « je » se traduit par une disparition du « moi ». Le diariste brille par son absence ; par son humilité, aussi


Voici un petit florilège de ces pépites :

Je n’ai pas oublié cette parole qu’il a dite et qu’on peut méditer : avant d’être grand, il faut d’abord savoir être petit.

Etre sans envie, c'est être sans vie.
Accueils, Journal IV

Écouter l’autre, c’est le faire exister.
Trouver la source

Il importe de ne pas se protéger, de ne pas élever de défenses. De faire bon accueil à ce qui vous meurtrit, vous lézarde, vous oblige à vous remettre en cause.
Ténèbres en guerre froide, Journal I

Ma grande chance, ce fut peut-être d’avoir toujours plus ou moins su qu’il n’y avait pas à refuser la souffrance. Qu’il fallait lui laisser préparer le terrain où grandirait la joie.
Ténèbres en guerre froide, Journal I

Et une petite dernière :

Les seuls chemins qui valent d'être empruntés sont ceux qui mènent à l'intérieur. [ça tombe bien en ces temps de confinement !]
Dans la lumière des saisons





par Stéphanie