Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
2005 : je viens de lire Lambeaux. Gros choc de lecture.
Je suis alors
étudiante en lettres à l’université de Strasbourg. Quelques semaines après
cette lecture (personnelle), une affiche attire mon attention : l’auteur,
Charles Juliet, vient donner une conférence à l’université. Etrange
coïncidence ! C’est ma première rencontre avec un « auteur
vivant ». Elle sera déterminante.
Charles
Juliet, qui a près de 70 ans déjà, évoque les années de silence qui ont précédé
sa si tardive « naissance à l’écriture » (il a 39 ans lorsqu’il
trouve enfin les mots).
Rencontre
bouleversante. La sincérité avec laquelle se livre l’écrivain me marque à
jamais. De même que le récit de ce « long tunnel » patiemment
traversé.
Les études se
poursuivent, l’enseignement commence ; dans un coin de ma tête et de mon
cœur, je chéris ce souvenir autant que le livre à l’origine de la rencontre.
Pourtant, étrangement, je n’ai pas l’occasion ou la curiosité de le relire. Ni,
plus tard, de le mettre, même en fragments, au programme de mes cours.
Jusqu’à
l’année dernière. A la faveur d’un échange avec un ami, alors que nous évoquons
les livres qui ont marqué notre itinéraire de lecteur, me voilà à lui parler de
Lambeaux – récit autobiographique,
cri d’amour destiné à ses deux mères, biologique et adoptive.
Mais plutôt
que de reprendre Lambeaux, c’est vers
le Journal – sans doute son chef
d’œuvre, dans tous les sens du terme – que je me dirige. 9 tomes à ce jour.
Le premier, comme
l’annonce d’ailleurs le titre (Ténèbres
en terre froide), me paraît trop sombre. Les suivants, aux titres moins
fermés (Traversée de nuit, Lueur après
labour, L’Autre Faim…), sont en revanche plus engageants.
Le journal retrace une aventure intérieure d’une rare intensité – que le lecteur accompagne et partage. L’histoire d’une progressive libération. Le récit tout à la fois d’une profonde descente en soi et d’une progressive remontée à la surface, à la lumière. Ce qui me fait penser à cette phrase de Paul Valéry qui m’a toujours intriguée : « Ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau ».
Anecdotes,
remarques à l’allure de maximes, confidences aussi : je suis frappée par
la manière dont l’omniprésence du « je » se traduit par une
disparition du « moi ». Le diariste brille par son absence ; par
son humilité, aussi
Voici un petit
florilège de ces pépites :
Je n’ai pas oublié cette parole qu’il a
dite et qu’on peut méditer : avant d’être grand, il faut d’abord savoir être
petit.
Etre sans envie, c'est être sans vie.
Accueils, Journal IV
Écouter l’autre, c’est le faire exister.
Trouver la source
Il importe de ne pas se protéger, de ne pas élever de
défenses. De faire bon accueil à ce qui vous meurtrit, vous lézarde, vous
oblige à vous remettre en cause.
Ténèbres en guerre
froide, Journal I
Ma grande chance, ce fut peut-être d’avoir toujours plus ou
moins su qu’il n’y avait pas à refuser la souffrance. Qu’il fallait lui laisser
préparer le terrain où grandirait la joie.
Ténèbres en guerre
froide, Journal I
Et une petite
dernière :
Les seuls
chemins qui valent d'être empruntés sont ceux qui mènent à l'intérieur. [ça
tombe bien en ces temps de confinement !]
Dans la lumière des saisons
par Stéphanie