lundi 28 mars 2022

Bakounine, encore

Le 29 novembre 1847, à Paris, se réunissaient des  Polonais exilés, pour une célébration du 17ème anniversaire de l’insurrection polonaise de 1830, noyée dans le sang par le tsar Nicolas 1er. C’est lors de cette réunion que Michel Bakounine, opposant exilé, pas encore anarchiste mais déjà révolutionnaire, prononça le discours dont suit un extrait. Le retentissement de ce discours fut tel que le gouvernement russe demanda et obtint du gouvernement français l’expulsion de Bakounine. Réfugié en Belgique, celui-ci n’attendit pas longtemps : le 24 février 1848, la révolution éclata et le gouvernement de Louis-Philippe fut dissous. Bakounine revint à Paris pour se jeter à corps perdu dans la révolution.

 

(…) Je n'ignore pas combien la Russie est impopulaire en Europe. Les Polonais la regardent, non sans raison peut-être, comme une des causes principales de tous leurs malheurs. Les hommes indépendants des autres pays voient dans le développement si rapide de sa puissance un danger toujours croissant pour la liberté des peuples. Partout le nom de Russe apparaît comme synonyme de brutale oppression et de honteux esclavage. Un russe, dans l'opinion de l'Europe, n'est pas autre chose qu'un vil instrument  de conquête entre les mains du plus odieux comme du plus dangereux despotisme.
    Messieurs, ce n'est pas pour disculper la Russie des crimes dont on l'accuse, ce n'est pas pour nier la vérité que je suis monté à cette tribune. Je ne viens pas tenter l'impossible. La vérité devient plus que jamais nécessaire à ma patrie.
    Eh bien, oui, nous sommes encore un peuple esclave! Chez nous point de liberté, point de respect pour la dignité humaine. C'est le despotisme hideux, sans frein dans ses caprices, sans bornes dans son action. Nuls droits, nulle justice, nul recours contre l'arbitraire; nous n'avons rien de ce qui constitue la dignité et l'orgueil des nations. Il est impossible d'imaginer une position plus malheureuse et plus humiliante.
    A l'extérieur, notre position n'est pas moins déplorable. Exécuteurs passifs d'une pensée qui nous est étrangère, d'une volonté qui est aussi contraire à nos intérêts qu'a notre honneur, nous sommes craints, haïs, j'allais même dire presque méprisés, car on nous regarde partout comme les ennemis de la civilisation et de l'humanité. Nos maîtres se servent de nos bras pour enchaîner le monde, pour asservir les peuples, et chacun de leurs succès est une nouvelle honte ajoutée à notre histoire.
    Sans parler de la Pologne, où depuis 1772, et surtout depuis 1831, nous nous déshonorons chaque jour par des violences atroces, par des infamies sans nom - quel misérable rôle ne nous a-t-on fait jouer (…) partout où notre malfaisante influence a pu seulement pénétrer ?  
Depuis 1815, y a-t-il une seule cause noble que nous n'ayons combattue, une cause mauvaise que nous n'ayons appuyée, une seule grande iniquité politique dont nous n'ayons été les instigateurs ou les complices ?  Par une fatalité vraiment déplorable, et dont elle est elle-même la première victime, la Russie, depuis son avènement au rang d'une puissance de premier ordre, est devenue un encouragement pour le crime et une menace pour tous les intérêts saints de l'humanité !
    Grâce à cette politique exécrable de nos souverains, Russe, dans le sens officiel de ce mot, signifie esclave et bourreau! Vous le voyez, messieurs, j'ai une parfaite connaissance de ma position; et je me présente ici comme Russe, non quoique Russe, mais parce que Russe. Je viens avec le sentiment profond de la responsabilité qui pèse sur moi, ainsi que sur tous les autres individus de mon pays, car l'honneur des individus est inséparable de l'honneur national : sans cette responsabilité, sans cette union intime entre les nations et leurs gouvernements, entre les individus et les nations, il n'y aurait ni patrie, ni nation.
Cette responsabilité, cette solidarité dans le crime, jamais, messieurs, je ne l'ai si douloureusement ressentie que dans ce moment; car l'anniversaire que vous célébrez aujourd'hui, pour vous, messieurs, c'est un grand souvenir, le souvenir d'une sainte insurrection et d'une lutte héroïque, le souvenir d'une des plus belles époques de votre vie nationale. Vous avez tous assisté à ce magnifique élan populaire, vous avez pris part à cette lutte, vous en avez été les acteurs et les héros. Dans cette guerre sainte vous sembliez avoir déployé, répandu, épuisé tout ce que la grande âme polonaise contient d'enthousiasme, de dévouement, de force et de patriotisme! Accablés sous le nombre, vous avez enfin succombé. Mais le souvenir de cette époque à jamais mémorable est resté écrit en caractères flamboyants dans vos cœurs ; mais vous êtes tous sortis régénérés de cette guerre : régénérés et forts, aguerris contre les tentations du malheur, contre les douleurs de l'exil, pleins d'orgueil pour votre passé, pleins de foi dans votre avenir !


Bakounine devait payer son insolence assez cher, puisque arrêté par les prussiens, condamné à mort, livré aux autrichiens, condamné à mort une seconde fois, il fut livré au tsar en 1850 et jeté dans une cellule de la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg. Il resta six ans dans les geôles de Nicolas 1er avant d’être déporté en Sibérie, d’où il s’évada en 1861.

 
(sources : La Réforme, journal  français, 14 décembre 1847 ; Michel Bakounine,  Le Sentiment sacré de la Révolte, Les Nuits Rouges, Paris 2004).


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