Pendant la guerre civile, en
Russie, vers 1918, un conférencier parle de la Commune de Paris.
(…) un
soldat, pareil à un gros bonhomme de terre, se leva lourdement de son fauteuil de
cuir, au fond de la salle. On l’entendit très bien murmurer d’un ton de commandement :
– Racontez
l’exécution du docteur Millière (1).
Debout,
massif, le front penché, de sorte que l’on ne voyait de son visage que les
grosses joues poilues, les lèvres boudeuses, le front bosselé et ridé – il
ressemblait à certains masques de Beethoven – il écouta ce récit :
– Le
docteur Millière, en redingote bleu foncé et chapeau haut de forme, conduit
sous la pluie à travers les rues de Paris – agenouillé sur les marches du
Panthéon – criant : « Vive l’humanité ! » – le mot du factionnaire versaillais accoudé à
la grille quelques pas plus loin : « On va t’en foutre, de
l’humanité ! »
Dans la
nuit noire de la rue sans lumières, le bonhomme de terre rejoignit le
conférencier. (…) L’homme avait un secret au bord des lèvres. Son mutisme d’un
instant fut chargé.
– J’ai
été dans le gouvernement de Perm, l’an dernier, quand les koulaks se sont
soulevés. Ils ouvraient le ventre aux commissaires du ravitaillement et le
remplissaient de grain. Moi, j’avais lu en route la brochure d’Arnould (2)
: Les Morts de la Commune. Une belle brochure. Je pensais à Millière. Et
j’ai vengé Millière, citoyen ! C’est un beau jour dans ma vie qui n’en a
pas beaucoup. Point par point, je l’ai vengé. J’ai fusillé comme ça, sur le
seuil de l’église, le plus gros propriétaire de l’endroit, je ne sais plus son
nom et je m’en fous…
Il
ajouta après un court silence :
– Mais
c’est moi qui ai crié : « Vive l’humanité ! »
Victor Serge, Ville Conquise.
(1) Jean-Baptiste Millière
(1817-1871), journaliste, docteur en droit, communard.
(2) Arthur Arnould (1833-1895), né à Dieuze, communard, auteur de divers livres sur la Commune.
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