Jean Starobinski, né
en 1920, est un des grands historiens et analystes de la littérature, et
un spécialiste des auteurs des Lumières. Il a fait de la critique une forme
d’art. Il vient de nous quitter le 4
mars 2019. Nécessité de le (re)découvrir et de le (re)lire…
Le poème comme combat intérieur
L’affrontement est partout, pour le poète. Autour de lui, à
l’intérieur de lui, quelque chose existe qui le réprime ou qui l’étouffe, et
dont il faut avoir raison. Quelque chose qu’il faut briser, ou charmer, ou
encore délivrer. (Dans le mythe grec, on jette des gâteaux de miel, on endort
par la musique les monstres qui interdisent l’accès des portails profonds.) Il
y a toujours cet adversaire anonyme qui fait obstacle à la bouche qui prononce,
ce vide qui cherche à s’emparer des mots au fur et à mesure qu’ils naissent. Il
y a des frontières qui doivent être forcées, des intensités qui doivent être
gagnées sur le froid et sur l’indifférence, tant à l’extérieur qu’à
l’intérieur. Et il faut forcer les défenses de ces réalités sauvages dont nous
cherchons l’amitié…
L’affrontement est partout. Son terme extrême est la tension
héroïque. Mais l’affrontement n’est-il pas déjà engagé dès les premiers
mouvements de la poésie et les plus simples linéments du chant, là même où
nulle ambition « supérieure » ne cherche à se
déployer ? Dès l’instant où le poète accueille le premier
appel intérieur qui demande à se faire jour en une voix, dès le premier
tressaillement de la parole, il doit savoir surmonter toutes les puissances qui
répriment la montée du chant, il doit venir à bout de ce mutisme qui s’oppose
au jaillissement des mots, délivrer l’essor des images de toutes les inerties
qui le freinent. Le chant le plus ingénu, la ligne mélodique la plus humble
n’existe jamais qu’au prix d’une victoire toujours menacée sur une « matière »
adverse qui lui résiste. C’est dans cette matière avare et nulle que le poème
se grave, c’est en elle qu’il mord — comme s’il devait être une entaille de feu
sur un bloc de nuit ou de néant massif. Il faut à la parole ce négatif qui la
fait exister en la repoussant : ainsi peut-elle nous devenir visible,
détachée sur ce qui la refusait et la nie — la lettre noire sur le blanc de la
page. Cette résistance muette est l’authentique support du poème ;
et, comme les figures sur l’écran, les mots viennent se former sur cette
impénétrable et légère opacité qu’on dirait faite avec la cendre de toutes les
paroles perdues…
Il y a là quelque chose d’insaisissable qui prend consistance pour
s’opposer au chant, une limite qui se reforme toujours plus loin à mesure que
l’on croit la dépasser. Seule peut-être la surmonte le silence que le poème
crée pour s’y absorber, ce silence d’après les mots dont nous poursuivons en
pensée la victoire… Mais les enfers (ou les cieux) sont toujours plus vastes
que le champ d’Orphée. Une aire inviolée cercle les plus hautes paroles. Leur
propulsion dans l’espace spirituel ne les conduira pas plus loin (pour cette
fois du moins). Mais là où meurt la dernière vague du champ, devant cette grève
à jamais étrangère qu’elle n’a plus la force d’envahir, là où le chant s’éteint
face à ce qui ne lui appartient plus, là où il rencontre « l’autre »
irréductible — là où se trouvent les vraies frontières de la poésie, la ligne
idéale qui trace le visage d’un poète. L’insurmontable est tendu sur sa face et
en prend l’effigie comme un voile de Véronique. Le portrait du poète est aux
confins de son chant ; pour nous, cette limite demeure secrète. Y a-t-il
jamais rien qui s’achève définitivement ? Le futur ne
demeure-t-il pas ouvert à cette musique qui grandit comme un arbre dans la
liberté du ciel ? Car il est vrai que les grandes œuvres ont le don
de croître ainsi dans le temps, alors même que la main qui les a formées s’est
glacée.
Jean Starobinski, Extrait de La Beauté du monde. La littérature et les arts, édition établie sous la direction de Martin Rueff, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2016.
Cité par Le Monde diplomatique : Artistes, domestiqués ou révoltés ? « Manière de voir » #148 • août - septembre 2016
Antoine Emaz
Antoine Emaz est décédé le dimanche
3 mars dans l’après-midi. Avec lui, c’est l’une des grandes voix de la poésie
contemporaine qui s’en va. Un poète humble et discret qui disait que tout ce
qu’il voulait exprimer et partager (« mes peurs, mes dégoûts, mes joies...
mon lot de vivre, souffrir inclus ») se trouvait dans ses poèmes. C’est
là, et nulle part ailleurs, qu’on peut le trouver.
La mort, il l’évoquait comme tout un chacun. C’était
l’inéluctable, la précarité de l’être. Elle est présente tout au long du Poème de la fin (qui figure
dans l’anthologie Caisse
claire publiée en Points-Seuil).
à la fin
qu’est-ce qu’on a donc à voir
avec la vie
la mort
on bouge avec ce qui bouge
on se tait avec ce qui reste
il n’y a pas grand chose
d’autre
Poezibao vient de mettre en ligne
un important dossier qui
rassemble les nombreux textes qu’Antoine Emaz y a publié ainsi que les notes de
lecture qui ont été consacrées à ses diverses publications sur le site.
https://poezibao.typepad.com/poezibao/2019/03/dossier-antoine-emaz.html
Voir aussi : https://remue.net/antoine-emaz-9852.
La présentation de ce poète faite ici est empruntée à ce site : Remue-net.
Poème-Lettre