Disparition
de J.-P. Richard, après celle de J. Starobinski ! Lire l’article de Johan
Ferber à ce propos sur Diacritik : « Majuscule des idoles » -
(Re)lire
: Microlectures, coll. « Poétique », Seuil, Paris, 1979.
Pour s’en faire une
idée : « Le silence du Sphinx : entretien avec Jean-Pierre Richard,
suivi d’une microlecture de Flaubert par Jean-Pierre Richard » (https://journals.openedition.org/flaubert/2414)
Pierre Michon
« Relation heureuse » (sur Jean-Pierre Richard)
Qu’est-ce en effet qu’une anecdote sinon un
moyen de faire affluer sur un seul point, sur un seul événement vécu – et le
plus souvent futile, apparemment oiseux – toute la signification vaguement diluée
au fil d’une existence ?
Jean-Pierre
Richard
Un matin de 1988 ou 1989. Ce doit
être l’hiver, mais un beau jour d’hiver. Je rentre dans le studio qui me sert
alors de bureau, Rue des Roitelets – laquelle, comme l’indique son nom d’oiseau
(qui pourrait être un nom de poète, ou de fleur), dessert un groupe d’immeubles
lambda, loin de tout oiseau, de tout poète et de toute fleur, dans un quartier
lambda, excentré, neuf, cerné entre une clinique moderniste et une avenue où
des trente-huit tonnes déjà lancés vers l’autoroute freinent des quatre fers à
chaque feu rouge. Je jouis d’ailleurs de mon studio d’une vue directe sur un de
ces feux, je détaille à loisir les trente-huit tonnes rugissant à l’arrêt, et
cela ne me déplaît pas. Surtout, cela comble ma mélancolie : j’écrivais
bien alors quelques bricoles, mais mon occupation favorite était de porter le
deuil des Vies minuscules, de pleurer les Vies minuscules :
car ce livre, où j’avais mis le meilleur de moi-même, n’avait eu aucun écho, et
j’en tirais des conséquences dramatiques et farfelues : si cet opuscule,
qui était moi, n’était rien, je n’étais rien. Il était sous les roues de chaque
trente-huit tonnes freinant au feu rouge, et j’y trouvais une joie sombre. On
s’amuse comme on peut. Donc, ce matin d’hiver. J’ouvre la boîte aux
lettres : une lettre à l’écriture inconnue, à la fois large, généreuse,
aux attaques décidées, aux jambages vastes, et hachée, avec des coupes
énigmatiques, ou des suspens, à l’intérieur d’un même mot. Je retourne
l’enveloppe : J.-P. Richard.
Dans le studio, devant les
trente-huit tonnes, j’ouvre et je lis : JPR aime les Vies
minuscules. Il me le dit. Il veut écrire une étude sur les Vies
minuscules. Je ris de joie. S’il y avait des roitelets, je les entendrais
chanter.
On a besoin des grands aînés. Il
y a un blanc-seing dans cette lettre : l’auteur qui a couvert à grandes
enjambées toute la littérature du xixe et du xxe siècle, qui a écrit là-dessus
un livre infini sous des titres divers, celui-là veut bien y ajouter un
chapitre sur un livre de ma main. Il me délivre des Vies minuscules :
elles seront bien rangées dans la bibliothèque, je vais pouvoir passer à autre
chose. J’en ai reçu la permission de celui qui, plus que n’importe quel vivant,
porte enclose en lui la littérature des deux derniers siècles.
JPR donne ses rendez-vous au café
Le Rostand, rue de Médicis, face au Luxembourg. Aussi est-ce là que nous nous
sommes rencontrés, peu après la lettre.
C’est toujours l’hiver, vers cinq
heures du soir, la nuit tombe, brume ou bruine. Les lampes du bar sont déjà
allumées : un soir pourri, un soir de spleen auraient dit les vieux
auteurs que lui et moi idolâtrons. Le voilà, voilà la critique personnellement.
L’œil de la critique pétille à ma vue. Cet œil a interrogé chaque syllabe des
œuvres de Chateaubriand, de Mallarmé. De Guérin à Céline, il connaît toute
chose écrite pour ce qu’elle est. J’ai peur, je suis éteint. Je fais à moitié
la gueule. La bienveillance, le léger accent méridional, le sourire, la fine
curiosité, ne m’apaisent pas. Mon humeur noire l’emporte, j’essaie de dissuader
JPR du quelconque intérêt de ces Vies minuscules, dont il prétend
faire une analyse. Acrimonieux envers moi-même, envers lui, envers le champ
littéraire, envers la critique, envers le sort, enfin tout : ingrat, comme
JPR lui-même dit que l’était Sainte-Beuve envers le monde. Je crois à ce que je
dis, j’ai mis le profil noir, que j’arbore volontiers quand je rencontre pour
la première fois quelqu’un que j’admire, pour le dissuader d’emblée sur la
marchandise. JPR fait comme s’il n’en était rien, il en a vu d’autres sans
doute. Les cabotinages d’auteur, il en connaît de toute sorte. Quand nous
sortons, la nuit est tombée tout à fait. Il m’accompagne jusqu’au feu rouge qui
est à l’angle de Saint-Michel et de la rue Médicis. Face à nous au bout de
Soufflot, le Panthéon illuminé flambe dans la brume. Prenant congé, il me dit
doucement quelques mots dont je ne me souviens pas, mais dont le sens peut
brutalement se résumer à ceci : ne crachez pas dans la soupe.
À l’époque de la lettre et des
trente-huit tonnes, de la première rencontre, je peinais à commencer un texte
de commande, à propos de Rimbaud. Rimbaud avait été le héros secret des Vies
minuscules, et sa présence tutélaire veillant sur ce livre en justifiait
tous les échecs. Tout cela, J.-B. Pontalis l’avait fort bien lu, et c’est
pourquoi sa commande m’enjoignait le choix de Rimbaud, que j’aurais préféré
éviter. J’ai d’abord pensé axer le texte sur le frère mal aimé de Rimbaud,
Frédéric, qu’Arthur appelait « l’idiot », un homme de rien, qui fut
conducteur de fiacre à Attignies : mais j’ai vite renoncé à cette parodie
dérisoire de mes livres précédents. C’est bien à Rimbaud lui-même qu’il faut
que je m’en prenne, mais par quel biais ? En essayant d’être plus malin
que les autres exégètes ? Peine perdue, les plus déliés s’y sont cassé les
dents. Plus extravagant ? Mais comment l’être à ce sujet avec plus
d’extravagance et de panache que Claudel ? Renier et assassiner la
jeunesse qui est en train de me quitter ? Mais la jeunesse rimbaldienne
est mon seul bien intérieur, m’en défaire serait me ruiner. Faire le procès de
la poésie ? Les procès ne sont pas mon fort. Je veux bien m’en prendre à
Rimbaud, c’est-à-dire l’attaquer, le dévaluer, mais pour en fin de compte
l’exalter davantage. Je dois cracher dans la soupe et d’un coup de baguette
magique transformer cette offense en safran, en offrande.
Un de ces matins d’incertitude
rue des Roitelets, mon regard se pose sur un livre de JPR. Je flotte un
instant. Je pense à l’hiver, au carrefour de Soufflot, au Panthéon flambant sous
ses sunlights. Je pense à JPR. Je le vois devant moi en quelque sorte, penché
sur moi, sa bienveillance à peine ironique, sa mise en garde discrète, son
intérêt profond. Il a presque sur la tête la calotte de soie de Sainte-Beuve,
quoiqu’il soit moins corpulent que Sainte-Beuve, et sans ingratitude. C’est
sous son œil et sa dictée en somme que je trouve l’entrée, l’angle,
l’attaque : je parlerai de Rimbaud face au grand bruissement de la
critique, que j’appellerai la Vulgate. Par dérision sans doute, la Vulgate,
mais en n’oubliant jamais que la Vulgate est l’œuvre de saint Jérôme, et que
face à Rimbaud la critique s’appelle Mallarmé, Breton, Claudel. J’y serai
moi-même la critique et me moquerai de moi. Je coifferai moi-même la calotte de
soie de Sainte-Beuve. Je m’y rirai de Rimbaud et de la critique face à Rimbaud,
mais j’essaierai de faire en sorte que ce rire lyrique se transforme en
louange, en approbation, en chant. Le livre devra être un assassinat, mais
fraternel, et une résurrection. Une réconciliation entre l’archipoète et ses
critiques.
Car la littérature, a écrit JPR,
est « comme le domaine électif de la relation heureuse ».
C’est entre le Panthéon et le
Luxembourg, dans l’hiatus de brume qui les sépare, qu’est le cœur de mon Rimbaud
le fils. Ce cœur est dans le troisième et le quatrième chapitres. Il est
adressé à JPR. Dès l’attaque, cependant, le texte se range sous le signe de
JPR, dont j’ai alors déjà lu en tapuscrit l’étude sur les Vies
minuscules : il y dit que mon rapport à l’écrit est « fidèle à la
fois à une image paternelle fuyante et impuissante – et passionnément non
matricide ». Fort bien. J’applique à la lettre cette double postulation à
Rimbaud lui-même, je brode autour de cette assertion la double constitution
structurelle de Rimbaud enfant, divisé entre l’élan vers le capitaine Rimbaud
son père, enfui à jamais, et l’amour ambivalent pour la mère dans son être-là
sombre, adorée, haïe, à laquelle il fut fidèle jusqu’à Harrar d’où il la combla
de lettres aimantes. Ce que j’affuble d’oripeaux métaphoriques, le
« clairon fantôme » du père enfui et les noires
« patenôtres » de la mère, la double chanson inscrite dans le petit
Rimbaud qui en fera l’usage poétique que l’on sait, tout cela sort en droite
ligne de la phrase de JPR à mon propos, que j’ai citée.
Mais le cœur est dans le
troisième et le quatrième chapitres, où je confronte Rimbaud à son premier
critique – c’est-à-dire à ce que JPR fut pour moi –, à l’instance critique
générique, à laquelle je donne cavalièrement la figure du poète Théodore de
Banville. J’ai pris des libertés avec Banville : j’en ai fait ce critique
qu’à notre connaissance il ne fut jamais, et, à l’exception de JPR, personne à
la lecture de mon livre n’a sourcillé – qui se soucie encore ce que bricolaient
ces vieux Messieurs du Second Empire ? Et peu importe que cette ronde de
la critique rimbaldienne soit ouverte par ce Banville fictif : non, ce qui
importe, c’est que tous, toute la haute critique en somme, sous les masques
successifs du pseudo-Banville, de Mallarmé, de Breton, de Claudel, de Mondor,
de tous ceux que je n’ai pas nommés, s’ébattent, aiment les textes, pensent les
textes, prient pour Rimbaud, dans le petit espace sacré, le templum situé entre
les statues des reines du Luxembourg et la haute coupole au bout de Soufflot,
la gloire du Panthéon. C’est là que je les ai mis. C’était JPR qui m’appelait
là. C’était lui qui tirait ma phrase vers lui, pour lui plaire que j’avais
planté ce décor, pour lui assis à la terrasse du Rostand par beau temps et
regardant s’ébattre, mêlées indiscernablement, erronées, errantes, véritables,
la haute littérature et la haute critique. Et en écrivant ces lignes je
jubilais, je riais, je les adressais à JPR, je voyais JPR rire à la terrasse du
Rostand, embrasser d’un regard Claudel et Mallarmé dansant près de la fontaine
Médicis, reconnaître dans ces pages lui-même et son décor, mais l’été, dans le
beau temps, loin du jour de brume où je crachais dans la soupe. JPR regarde
danser la haute critique « entre la mêlée des arbres et de l’air
léger », depuis la fontaine Médicis jusqu’à la masse hautaine qui clôt
Soufflot. Sous les ombres du Luxembourg cher au passant, je vois JPR regardant
Mallarmé songer, soudain relever la tête, esquisser un pas, danser. Et lui-même
tout à coup se levant, traversant d’un bond la rue Médicis dans le fracas des
freins, passant la grille du Luxembourg, entrer dans la ronde, rejoindre
Mallarmé et le pseudo-Banville, Claudel, saisir fraternellement leur main et
leur emboîter le pas, à la place qui lui revient de droit.
Me lisant, est-ce qu’il s’est
senti immédiatement le dédicataire secret de ces chapitres ? A-t-il vu que
ce décor était planté pour lui, a-t-il entendu que je l’appelais dans la
ronde ? Je le crois. Il a consacré à ce livre une étude merveilleuse, Pour
un Rimbaud. Tout, de nos brèves rencontres, de notre contact, de nos
frottements inconciliables, de notre conciliation pourtant, tout est dit :
le blanc-seing que les vieux auteurs donnent aux plus jeunes, celui-là même
qu’il m’avait envoyé en hiver par la poste ; la calotte de soie de
Sainte-Beuve, qui, écrit-il délicieusement, semble « avoir migré du chef
de Sainte-Beuve sur celui de Banville » – et en bout de chaîne, sur celui
de JPR ; la mise à mal de la critique et sa transfiguration sous la figure
idéale du Gilles de Watteau ; le reniement de la figure légendaire du
Rimbaud qui veillait sur les Vies minuscules, et la quête d’un
Rimbaud fraternel. Et plus que tout cela, la claire compréhension de mon mode
approximatif de pensée, binaire, ma façon théâtrale de brandir des
contradictions pour mieux les résoudre par un tour de passe-passe langagier,
lyrique, dans ce point où, écrit-il, « se conjoint le couple du
oui-non ». Le point sans doute où décembre, mois où on crache dans la soupe,
se résout sous la forme de ce mois de juin où les auteurs dans le Luxembourg
appellent dans leur ronde JPR. Le point où l’archipoète danse avec ses
critiques. Le point aussi, le point exact où, rue des Roitelets, j’ai cru
conjoindre dans ces pages la masse aveugle des trente-huit tonnes, leur chute
horizontale infinie, la pure destruction, et les oiseaux absents, l’envol et
les noms des oiseaux. Leur relation heureuse.
Pierre Michon
Littérature en 2011 – mis en ligne sur Cairn
le 30 janvier 2012
Merci à Arnaud Maïsetti de
nous avoir fait découvrir ce texte (http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article2321)