Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Dialogue aux Enfers
entre Machiavel et Montesquieu, de Maurice Joly.
Ce livre fut écrit en 1864 par Maurice Joly, républicain
opposant au Second Empire, à Bruxelles où il s’était exilé, et publié
anonymement. Réédité en 1868, il valut à son auteur une condamnation à quinze
mois de prison pour « excitation à
la haine et au mépris du gouvernement ».
Après la chute de l’Empire, Joly participa à la Commune de
Paris, puis, ensuite, s’essaya sans succès à une carrière politique à laquelle
il renonça en 1873. Il mourut à Paris en 1878, dans des circonstances
mystérieuses.
Le Dialogue
imagine la rencontre de Machiavel et Montesquieu, qui débattent des moyens pour
mettre en place la démocratie. Montesquieu représente le point de vue modéré,
pré-républicain, d’un système fondé sur
les principes politiques de ceux qui, à la fin du 18ème siècle, se
préparaient à prendre la relève de la monarchie absolue en la remplaçant par la
république, conçue comme étant la fin des despotismes, et dont la base serait
la volonté du peuple.
Machiavel exprime, lui, le point de vue du despotisme
moderne, d’un genre nouveau. Il ne s’agit plus de réduire les ennemis du
pouvoir par la force, car celle-ci peut susciter des mouvements violents. Il
faut, au contraire, modifier les
institutions pour canaliser les oppositions. Par exemple, au lieu d’emprisonner
des journalistes, on va créer des conditions nouvelles, en particulier
économiques, en même temps que des journaux dévoués au gouvernement. Le
résultat permettra de maintenir la domination sans qu’elle ait l’air d’être
tyrannique, avec des élections libres mais que le découpage électoral rendra
favorables au pouvoir.
« Avec des
sociétés nouvelles, il faut employer des procédés nouveaux : il ne s’agit
pas aujourd’hui, pour gouverner, de commettre des iniquités violentes, de
décapiter ses ennemis, de dépouiller ses sujets de leurs biens, de prodiguer
les supplices ; non, la mort, la spoliation et les tourments physiques ne
peuvent jouer qu’un rôle assez secondaire dans la politique des Etats modernes.
Il s’agit moins aujourd’hui de violenter les hommes que de les désarmer, de
comprimer leurs passions politiques que de les effacer, de combattre leurs
instincts que de les tromper, de proscrire leurs idées que de leur donner le
change en se les appropriant ».
Le Dialogue se
présente donc comme un traité cynique du pouvoir moderne, dont les principes
sont énoncés par Machiavel. Celui-ci, d’ailleurs, se paie le luxe de citer
Montesquieu lui-même, ce qui montre une collusion possible entre le pouvoir
qu’il préconise et celui que Montesquieu incarne.
« Dans tous les
temps, dit Machiavel, les peuples
comme les hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent presque
toujours ; ils n’en demandent pas plus. On peut donc établir des
institutions factices qui répondent à un langage et à des idées également
factices ; il faut avoir le talent de ravir aux partis cette phraséologie
libérale, dont ils s’arment contre le
gouvernement. Il faut en saturer les peuples jusqu’à la lassitude, jusqu’au
dégoût. On parle souvent aujourd’hui de la puissance de l’opinion, je vous
montrerai qu’on lui fait exprimer ce qu’on veut quand on connaît bien les
ressorts cachés du pouvoir. Mais avant de songer à la diriger, il faut
l’étourdir, la frapper d’incertitude par d’étonnantes contradictions, opérer
sur elles d’incessantes diversions, l’éblouir par toutes sortes de mouvements
divers, l’égarer insensiblement dans ses voies. Un des grands secrets du jour
est de savoir s’emparer des préjugés et des passions populaires, de manière à
introduire une confusion de principes qui rend toute entente impossible entre
ceux qui parlent la même langue et ont les mêmes intérêts. »
Le livre de Maurice Joly aurait pu finir oublié à la
Bibliothèque Nationale s’il n’avait pas connu un destin extraordinaire. Un
journaliste anglais du Times se trouvait
à Istanbul au début des années 1920 quand il tomba par hasard sur un
exemplaire du Dialogue figurant dans un lot de livres vendus par un
ancien officier de l’Okhrana, la police politique du régime tsariste. Le Times
ayant publié l’année précédente une critique très élogieuse des Protocoles des Sages de Sion, le
tristement célèbre ouvrage antisémite décrivant un prétendu complot mondial des
Juifs pour s’emparer de la direction des affaires du monde, le journaliste
connaissait bien les Protocoles. Il
fut immédiatement frappé par la similitude entre le Dialogue et les Protocoles,
et en arriva à la conclusion que ceux-ci n’étaient qu’un démarquage, fabriqué
par l’Okhrana, de l’ouvrage de Maurice Joly. Cette fois, c’étaient les Juifs
qui visaient à dominer le monde par la ruse et la tromperie.
Le Times publia une série d’articles pour dénoncer la
supercherie. Ce qui n’empêcha pas que la diffusion des Protocoles se poursuive, notamment aux Etats-Unis où il fut
applaudi par Henry Ford. Plus tard, Henri Rollin, un officier des services
secrets français, publia un ouvrage intitulé L’Apocalypse de Notre Temps, où il relate en détail la fabrication
des Protocoles et la
falsification ; ce livre, publié en 1939, fut saisi et pilonné par les nazis
dès 1940.
Aujourd’hui, la lecture du Dialogue montre une société qui ressemble à la nôtre de façon
frappante, où le maintien de l’ordre établi est le fait d’un complot permanent
de l’Etat, décrit par des auteurs divers depuis deux siècles. La mise en scène
des oppositions, partout dans les sociétés développées, montre des gens qui
paraissent être en désaccord sur tout, mais qui, une fois au pouvoir,
pratiquent une politique qui ressemble à s’y méprendre à celle de leurs
adversaires. Cela vaut pour les gauches, qui, un peu partout, ont fini par
s’emparer légalement du pouvoir, pour, une fois installées, y faire tout le
contraire de ce qu’elles promettaient. Mais cela vaut aussi pour les droites,
qui, bien souvent, utilisent une rhétorique de gauche et, ensuite poursuivent
leur politique. Et cela vaut encore pour d’autres, qui se présentent comme
nouveaux et ne font que perpétuer la domination. La liberté devient alors
illusoire : le choix n’est pas entre deux modèles de sociétés, mais entre
deux variantes d’un unique système politique, le seul valable, le seul existant
à l’exclusion de tous les autres. Comme
disait Goethe : « Nul n’est
plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être. »
Bibliographie :
Dialogue aux Enfers
entre Machiavel et Montesquieu, Maurice Joly, Editions Allia.
L’Apocalypse de notre
temps, Henri Rollin, Editions Allia. Ce dernier faisant plus de 800 pages,
il en a été tiré à part trois chapitres, sous le titre Une Mystification mondiale, même éditeur.
Maurice Joly