Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Annie Ernaux a longtemps été pour moi la reproduction en noir et blanc d'une photographie exposée à la librairie Geronimo. Cette image datait de la sortie de son livre Les Années. Plus tard je me suis décidé à rentrer dans un de ses textes, Se perdre. A en fréquenter d'autres depuis, marqué par cette écriture concise, précise, affûtée.
Dans L'écriture comme un couteau - Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (Stock, 2003), au chapitre "La connaissance et l’explication du monde", Annie Ernaux parle de son rapport à la lecture :
"Je voudrais commencer par le début, par ce qu’a été longtemps
la lecture pour moi, dans l’enfance et l’adolescence, au-delà même, et qui a
progressivement cessé quand je me suis moi-même mise à écrire. Elle a été une autre
vie dans laquelle j’évoluais des heures entières, hors du livre, étant tour à
tour Oliver Twist, Scarlett O’Hara, toutes les héroïnes des feuilletons que je
lisais. Puis elle a été la connaissance et l’explication du monde, du moi.
Relisant l’an passé Jane Eyre que je n’avais pas lu depuis l’âge de douze ans,
et dans une édition abrégée, j’ai eu l’impression troublante de « me
relire », de moins relire une histoire que de retrouver quelque chose qui
a été déposé en moi par cette voix du livre, par le « je » de la
narratrice, quelque chose qui m’a faite. J’ai pensé le monde au travers du
texte entier de Jane Eyre, alors que j’étais persuadée de n’avoir été que
captivée, touchée par l’histoire de Jane enfant, dans la pension de l’infâme Blackhurst.
L’empreinte des livres sur mon imaginaire, sur l’acquisition, évidemment, du
langage écrit, sur mes désirs, mes valeurs, ma sexualité, me paraît immense. J’ai
vraiment tout cherché dans la lecture. Et puis l’écriture a pris le relais, remplissant
ma vie, devenant le lieu de la recherche de la réalité que je plaçais autrefois
dans les livres.
J’ai lu énormément, sans distinction, Delly, Elisabeth
Barbier et ses Gens de Mogador, Cronin, Daniel Gray – à côté des Hauts de
Hurlevent, des Fleurs du mal. A ce propos, il y a quelque chose qui me frappe,
c’est que les textes dont je reconnaîtrai plus tard la beauté, la force, ne
sont pas les seuls qui aient joué un rôle dans la formation de mon être, dans
mes représentations adolescentes. Peut-être même n’ont-ils pas eu – sauf quand
il y avait un bouleversement, comme avec La Nausée, Les Raisins de la colère – l’influence
qu’ont eue des romans, illisibles pour moi maintenant, sauf au second degré, et
dont je n’ai même plus le souvenir. C’est le refoulé de la lecture."
Annie Ernaux a écrit une "Lettre d'intérieur" lue le 30 mars 2020 par Augustin Trapenard dans son émission sur France Inter :
Annie Ernaux.
(Photo C. Hélie/Gallimard)
"Cergy, le 29 mars 2020.
Monsieur le Président,
« Je vous fais une lettre
que vous lirez peut-être si vous avez le temps ». A vous qui êtes féru de
littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le
début de la chanson de Boris Vian, « Le Déserteur », écrite en 1954
entre la Guerre d’Indochine et celle d’Algérie.
Aujourd’hui, quoique vous le
proclamiez, nous ne sommes pas en guerre. L’ennemi ici n’est pas humain, pas
notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, il ignore les frontières
et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu
à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les
lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de
médecins, de scientifiques, de soignants. Hors, depuis que vous dirigez la France
vous êtes resté sourd au cri d’Alarme du monde de la Santé, et ce qu’on pouvait
lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier : « L’Etat
compte ses sous, on comptera les morts ! » résonne tragiquement
aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement
de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,
tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la
réalité. Mais regardez ! Ce sont les services publics qui en ce moment
assurent majoritairement le fonctionnement du pays, les hôpitaux, l’Education
Nationale, les milliers de professeurs, d’instituteurs mal payés, EDF, la
Poste, le métro et la SNCF, et ceux dont naguère vous avez dit qu’ils n’étaient
rien sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper
les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi
indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle. Choix étrange que le mot
« résilience » signifiant « reconstruction » après un
traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux
effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est
un temps propice aux remises en cause, un temps pour désirer un nouveau monde.
Pas le vôtre, pas celui où les décideurs et les financiers reprennent déjà sans
pudeur l’antienne du « travailler plus » jusqu’à soixante heures par
semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie
révèle les inégalités criantes, nombreux à vouloir au contraire un monde où les
besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se
cultiver soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles
montrent justement la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne
laisserons plus voler notre vie, nous n’avons qu’elle et "rien ne vaut la vie",
chanson encore d’Alain Souchon, ni bâillonner durablement nos libertés
démocratiques, aujourd’hui restreintes, libertés qui permettent à ma lettre,
contrairement à celle de Boris Vian interdite de radio, d’être lue ce matin sur
les ondes d’une radio nationale."
Annie ERNAUX
Par JFT