Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
« Pour
être, dans la vie amoureuse, vraiment libre et, par-là, heureux, il faut avoir
surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la représentation
de l’inceste avec la mère ou la sœur »
S. Freud,
« Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse », trad. française
Oeuvres complètes XI, Presses Universitaires de France, 1998, p.136.
Dans une société où l’Homme, en général, est captif de son économie pulsionnelle, la fréquentation des œuvres d’art par l’individu seul participerait-elle au progrès de l’esprit de celui-ci, dans la mesure où il serait capable (grâce notamment à la cure psychanalytique) de se confronter en toute lucidité au rapport intime qu’il entretient avec le Mal ?
Dans son
dernier ouvrage, le philosophe, historien des sciences et psychanalyste
Pierre-Henri Castel aborde, entre autres, cette question :
« […]
Or, en quoi consiste cette familiarisation, voire cette bizarre sérénité devant
ce qu’il faut bien appeler, sinon des actes, du moins des attitudes
vigoureusement prohibées, sinon perverses ? C’est l’œuvre de ce que Freud
nomme le « travail de la culture1 ». L’expression est
passablement trompeuse, dans la mesure où ce n’est pas du tout la culture (ou
la civilisation) au sens du collectif humain qui travaille ici à quoi que ce
soit. Il s’agit au contraire de ce que la Kultur
(l’ensemble des représentations culturelles) suscite comme travail psychique
chez l’individu. Pareil travail de la culture, Kulturarbeit, implique donc un élément de transgression
potentielle, au moins en idée, où l’individu découvre le coût mais aussi le
sens et la valeur de son exception singulière et subjective : le travail
de la culture dans l’individu lui fait aller à contresens du destin bio-historique
que le Malaise dans la culture décrit pour toute société civilisée, voire pour
l’humanité. Pour le dire autrement, là où le processus de la culture, la
civilisation forcée des membres de la société les oblige tous au sacrifice
pulsionnel, le travail de la culture permet à chacun, en tant qu’individu,
d’inventer une manière d’être qui échappe au moins partiellement, mais
néanmoins subjectivement significative, au dit sacrifice. Voilà qui offre une
alternative inattendue à la solution usuelle à la tension psychique induite en
chacun par l’existence du sacrifice pulsionnel, exigence qui cause tout
simplement, selon Freud, la névrose.
« […]
Le travail de la culture ainsi entendu entraîne cependant diverses conséquences
qui ne seront peut-être pas du goût de tout le monde. Pris à la lettre, il
implique que les représentations les plus perverses (Freud évoque l’inceste,
mais il ne faut pas hésiter à ajouter toute une imagerie violente largement
refoulée, elle aussi, et peut-être certaines jouissances toxiques qui font
l’objet d’interdits puissants) puissent être pleinement présentes, avec toute
leur densité affective, à l’esprit de quelqu’un sans constituer autant de
fantasmes pathogènes, et donc sans donner lieu à des actes compulsifs, vécus
comme imposés du dedans. L’individu (entendez l’individu psychanalysé) pourrait
au contraire « contenir » ces idées et ces intentions, autrement dit
à la fois les endiguer (comme on contient un débordement) et les inclure (comme
on retient en soi) dans et par son fonctionnement psychique. Son angoisse,
voire sa culpabilité à leur égard n’entraveraient plus, comme il est banal dans
la névrose, sa puissance de jouir et d’agir. Allons plus loin, car il n’est pas
bien difficile de lire ici entre les lignes : dans une certaine mesure,
l’individu pourrait s’en permettre des équivalents, pas tous si symboliques que
ça, et peut-être les accomplir jusqu’à un certain point – quoi qu’en dise son
groupe social et familial, ses valeurs et ses idéaux – et, je pèse mes mots,
les accomplir librement. Simplement, il n’y aurait aucune mesure, ni aucun
critère universel de cette liberté-là ; elle laisserait chacun seul face à
lui-même. Une fois encore, l’idée de Freud est qu’il n’y a pas vraiment de
progrès de l’esprit possible dans les sociétés humaines soumises à l’exigence
de civilisation, puisqu’elles se ressemblent toutes par les contraintes
qu’elles imposent à la vie pulsionnelle, mais que, par un renversement
étonnant, chez certains individus qui composent ces sociétés civilisées, ces
sociétés de culture, le travail de culture permet une réelle émancipation de
l’esprit.
[…] Mais un
tel individu, et je renoue enfin le fil avec les considérations précédentes, ne
serait-il pas le seul à se révéler effectivement inintimidable face à la tentation du Mal qui vient, face à la
provocation et à la surenchère perverse ? L’individu passé par le travail
de la culture en sens dérangeant aura, en tous cas, la main qui tremble moins
dans les occasions où, face au mal, c’est au mal lui-même qu’il faut recourir,
et sans tarder – dans autant de situations où la morale ordinaire aboutit
justement au genre d’inhibition teintée de culpabilité sur laquelle les gens
malfaisants comptent pour étendre leur emprise. Car c’est en fait cela qui
dérange : qu’au Mal qui vient, il n’y ait rien à opposer qu’un autre mal,
et que pourtant cela puisse ne pas constituer une surenchère, mais briser
impitoyablement son essor.
1. S. Freud, « Nouvelle suite des leçons
n°XXXI, trad. Française Œuvres Complètes XIX, Presses Universitaires de France,
1995, p.163
Disons-le
donc, vue du dehors, il n’y aurait pour ainsi dire plus de différence sensible
entre l’individu qu’évoque Freud et le personnage malfaisant dont j’ai donné à
ressentir l’avènement imminent : celui qui réagit à la certitude de la fin
par une volupté intense prise au mal – sinon que le premier jouirait d’une
calme assurance et d’une liberté réelle (en particulier, celle de s’autolimiter
dans ses actes extrêmes), là où le second, s’imaginant libre, serait en proie
au libre-jeu de ses compulsions, au déni de sa propre angoisse, et à la
projection de cette dernière dans ses victimes. Mais si l’on dépasse cette
ressemblance extérieure pour scruter les contenus psychiques supposables chez
l’un et l’autre, que trouvera-t-on ? Du côté de l’individu psychanalysé (car je suppose que c’est ainsi que Freud se
le figure), l’acceptation sinon courageuse à coup sûr nullement arrogante de la
par du Mal en lui. La jouissance avérée à nuire ne fait plus chez lui l’objet
d’un refoulement, mais d’un éprouvé lucide. Cette jouissance
« contenue », aura par exemple la qualité d’un plaisir à « juste
y penser » sans angoisse, ce plaisir serait-il scandaleux. En tout cas, ce
plaisir-là est bien distinct du plaisir tellement plus avouable, tellement plus
noble, qu’on ressent juste à se retenir de mal faire. Car ce plaisir est au
contraire une puissance de faire mal, une « ressource ». Quant à
l’homme malfaisant des temps de la fin, il ne fera peut-être ni tellement
mieux, ni pire. Sauf que sa jouissance à nuire aura moins d’objets ou de buts
pulsionnels possibles, et qu’il s’exposera à plus d’aveuglement, voire d’emphase
délirante touchant le Mal qu’il réussira à commettre. Remarquez enfin que l’individu
qui peut dire, en conscience, que sa propre disparition est en même temps la
disparition de tous, y compris de ses proches, qui ne seront ipso facto plus rien pour lui, et que s’il
meurt, il ne lui importe en rien que d’autres soient morts avant lui, en même
temps que lui, ou meurent demain, cet individu-là n’offre guère de prise à la
peur, à l’angoisse, à l’intimidation, ni non plus à la fascination pour des excès qui
résonneraient, si j’ose dire, au-delà de son corps propre. S’il y a quelqu’un
pour qui la jouissance du Mal, avec son horizon de tentations monstrueuses, est
à la fois parfaitement réelle, mais peut être aussi complètement indifférente,
voire risible, c’est lui. Mais il demeure une proximité irréductible entre ceux
que porte le processus de la destruction, et ceux qui s’y opposent.
Dans un cas
comme dans l’autre, ou dans le sillage de Freud et Nietzsche, ce qui s’oppose
au Mal qui vient n’a pas trop l’air du Bien, en tous cas, du Bien d’autrefois,
des temps d’avant d’avant la certitude de la fin dans un horizon historique. Ni
candeur, ni innocence, c’est sûr, et pas davantage les épithètes
traditionnelles dont on tresse la couronne des saints. Remarquez cependant qu’il
ne s’agit pas non plus d’un mal qui serait un mal moindre et, de là, d’un « bien »
relatif sous la forme d’un moindre mal. C’est plutôt, comme je disais plus
haut, un Bien avec des crocs et des griffes – avec un peu de sang dessus. Mais
voilà, en somme qui aide à concevoir une vie qui s’oppose vigoureusement à la
mort, et qui, pour cela, n’a pas besoin de lendemain, ni de rien du tout qui la
dépasse ou qui la transcende pour lui donner sens.»
Paris et ses
ruines : L'incendie des Tuileries,
1874, gravure.
Coll. du musée des Archives nationales
de France
Pierre-Henri
Castel : Le Mal qui vient – essai
hâtif sur la fin des temps, les Editions du Cerf, 2018.
« Ce
bref essai procède d’une idée à première vue insupportable : le temps est
passé où nous pouvions espérer, par une sorte de dernier sursaut collectif,
empêcher l’anéantissement prochain de notre monde.
Le temps
commence donc où la fin de l’humanité est devenue tout à fait certaine dans un
horizon historique assez bref – autrement dit quelques siècles.
Que s‘ensuit-il ? Ceci, d’également insupportable à concevoir : jouir en
hâte de tout détruire, av devenir non seulement de plus en plus tentant (que
reste-t-il d’autre si tout est perdu ?), mais même de plus en plus
raisonnable. La tentation du pire, à certains égards, anime d’ores et déjà ceux
qui savent que nous vivons les temps de la fin. Sous ce jour crépusculaire, le
Mal, la violence et le sens de la vie changent de valeur et de contenu.
Pierre-Henri
Castel explore ici quelques paradoxes de ce nouvel état de fait, entre argument
philosophique et farce sinistre.
Êtes-vous prêt à le suivre ? »
Son livre est dédié aux valve turners :
"Ce groupe de gens qui, à visage découvert, sont allés
fermer les vannes du de ce fameux pipeline qui va traverser les Etats-Unis
depuis le Canada, et permettre de raffiner un pétrole extraordinairement
polluant. J’insiste beaucoup sur ceci qu’ils ont agi à visage découvert, car ça
veut dire que leurs actions sont publiques au sens où elles engagent le bien
public. Cela nous concerne tous. C’est une transgression contre la propriété
privée, c’est évident. On n’a pas manqué d’assimiler leur geste à une forme de
sabotage, voire de terrorisme. Mais en donnant leurs noms, ils nous ont confié,
en somme, leur défense, et ils ont exposé au grand jour à quelle folie nous
étions tous exposés."
Et un lien vers le site de France Culture pour écouter Pierre-Henri Castel :