lundi 6 avril 2020

Jean Baret


Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

Je suis un univers, Monsieur. Vous aussi. Nous sommes des bulles vacantes dans la pensée des chiffres qui s'ennuient.
Léo Ferré, L’Opéra du pauvre.
Les dieux sont morts, il ne reste que des produits… Jean Baret signe la dystopie que notre époque attendait.
Dany-Robert Dufour


« 15.
[…] Il fouille dans sa mémoire pour faire remonter les souvenirs de son enfance sans que rien de précis ne lui revienne. Des hommes et des femmes chauves, avec des codes-barres tatoués sur le front. Des algorithmes sans visages. D’autres enfants. Maintenant qu’il y pense, il ne sait même pas si ses camarades de l’époque partageaient réellement la même nurserie que lui. Peut-être portaient-ils tous des lentilles et des prothèses auditives depuis leur naissance ? Mais dans ce cas, qui lui mettait ses prothèses ? L’un de ces bras mécaniques qui manipulent les œufs translucides ? Une violente angoisse le saisit à nouveau. A-t-il vraiment jamais été en contact réel avec un autre être humain ? Quel est le dernier souvenir de contact physique qu’il puisse se remémorer ? Des flashs de sa vie sexuelle lui reviennent, mais il comprend qu’il confond utilisation d’appareils connectés et contact physique.
Des émotions contradictoires l’assaillent et il ne sait pas quoi faire. Alors il se déconnecte de la nurserie, il se lève de son fauteuilcc, va vers la penderie, ouvre la porte coulissante, sort une boîte, ouvre la boîte, prend le patent 626TB25, l’enfonce au fond de sa gorge et presse la détente.

16.
Ça a été particulièrement pénible pour lui, mais il l’a fait. Il s’est reconnecté à la Baby ToryTM et a lu des histoires aux enfants. Il a fait écouter des musiques aux enfants. Il a montré de jolis dessins aux enfants. Par deux fois il a de nouveau été pris de vertige, mais il a continué. Il a montré une vidéo sur des danses africaines aux enfants. Il a montré des images d’animaux aux enfants, certains dont il avait lui-même oublié l’existence. Bref, il a réussi à s’acquitter de sa mission d’intérêt général.
Le paradoxe est que pour supporter cette épreuve, il a continué à se suicider, soir après soir. Est-ce que ça n’aurait pas dû aggraver son cas ? Il réfléchit. D’un côté, il possède désormais une licence pour son arme, donc il n’est plus en infraction. Et il ne coûte rien à la société puisque le montant de ses reconstructions cellulaires est entièrement à sa charge. D’un autre côté, les frais occasionnés par ces reconstructions grèvent lourdement son budget, et les algorithmes ne tolèrent  aucun déséquilibre. Au final, si pour une fois aucun code-star cravate n’est venu lui reprocher quoi que ce soit, autant en profiter, tout simplement. […] »

Jean Baret© Babelio
 
"Avocat au barreau de Paris, culturiste et nihiliste, Jean Baret est un prophète, une voix sans pareille dans le concert de l’anticipation sociale, quelque part entre Chuck Palahniuk, Philip K. Dick et Warren Ellis. Bonheur TM ; paru en 2018 aux éditions du Bélial’, finaliste au Grand Prix de L’Imaginaire et au Prix Utopiales 2019, a été salué par le Huffington Post comme un « violent cri d’alerte, entre cyberpunk et satire politique ». Vie TM, son nouveau roman, deuxième opus du projet « Trademark », offre la vision d’un futur dont l’esquisse gît dans les entrailles d’un présent déliquescent. Un livre éminemment politique. Une nécessité."

Par JFT