Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Trois semaines.
Vingt et un jours.
Cela vous paraît long ?
Lisez donc Le dernier grenadier du
monde de Bakhtiar Ali.
Un prisonnier attend. Jour après jour. Mois après mois. Année après année.
Vingt et un ans. Avant d'être libéré. Avant de partir à la recherche de son fils. Avant de s’embarquer « pour un voyage dans le champ de mines qu’est devenu son pays, qu’il ne reconnaît plus. »
Un prisonnier attend. Jour après jour. Mois après mois. Année après année.
Vingt et un ans. Avant d'être libéré. Avant de partir à la recherche de son fils. Avant de s’embarquer « pour un voyage dans le champ de mines qu’est devenu son pays, qu’il ne reconnaît plus. »
« Si tu passes vingt et un
ans dans une chambre au milieu du désert, tu apprends comment remplir ta vie,
comment te trouver une occupation. Le plus important, c’est de réussir à ne pas
penser au temps. Chaque fois que tu peux ne pas penser au passage du temps, tu
peux aussi ne pas penser aux lieux. Ce qui tue un homme emprisonné, c’est de
penser continuellement au temps et aux autres lieux. Jusqu’à la septième année,
je comptais les jours. Mais un matin tu te réveilles et soudain tu vois que
tout est confus dans ta tête… au début, tu comptes tout, seconde après seconde.
Mais un jour tu te réveilles et tu vois que tu as tout mélangé. Tu ne sais pas
situ es là depuis un an ou depuis un siècle, tu ne sais pas quelle est l’image
du monde à l’extérieur. Le plus terrifiant, c’est de savoir que quelqu’un
t’attend. Une fois que tu es sûr que plus personne ne t’attendra plus et que tu
as disparu de la mémoire du monde, tu commences alors à penser à toi. Après
vingt et un ans de vie dans le désert, le sable est la seule chose à laquelle
tu puisses penser. Certaines nuits, tu entends au fond de toi le désert chanter
et t’appeler. La nuit, ou à l’orée du soir, je sentais toujours le désert
m’appeler, mais la difficulté la plus grande est que tu ne sais pas quoi
répondre. J’ai vu les fantômes du désert, j’ai vu ces spectres formés de sable.
La tempête les fabriquait et les dispersait. Tu as besoin de beaucoup de temps
pour apprendre à parler avec le sable. Au cours de ces vingt et une années, tu
apprends que l’art de parler avec le sable ne ressemble à rien… Parler avec le
sable, c’est ne jamais attendre les réponses, c’est parler et écouter l’écho,
un écho que la terre emporte comme les cendres et qui se retrouve sous le poids
de milliers d’autres échos.
Une fois par moi, ils me
laissaient aller dans le désert. Ils faisaient venir un gardien et je
parcourais avec lui quelques centaines de mètres sur le sable. C’étaient les
plus beaux jours de ma vie… Je m’y préparais toujours une semaine à l’avance.
Quand je posais les pieds sur le sable, j’étais transporté de bonheur… Pendant
vingt et un ans, je n’ai pas eu d’autre ami que le sable… Quand je marchais
dans le sable, je sentais la vie, je sentais la terre, je ne sentais pas de
restrictions à mes mouvements qui étaient réduits à néant dans cette chambre.
J’oubliais progressivement les hommes, la seule chose avec laquelle je vivais
était le ciel… Vingt et un ans, c’est une longue période pour penser au ciel.
Moi, au milieu du sable, je ne pensais qu’à la voûte céleste, j’embrassais le
désert à pleins bras et la chaleur me revenait sur le corps. L’étendue du
désert faisait naître en moi une sensation infiniment profonde de liberté. Si
tu es prisonnier pendant vingt et un ans dans le désert, tu finis un jour à ne
plus penser à rien d’autre qu’à la liberté que t’offrent les mers infinies de
sable. Après quelques années de prison, je ne sais pas exactement à quel moment
j’ai arrêté de penser à la politique…Une nuit, j’ai été réveillé par la lumière
de la lune, dont les rayons illuminaient ma prison de façon telle que je voyais
tout comme en plein jour. Cette lumière m’a donné la force de ne penser à rien
d’autre qu’à la voûte céleste. Ça faisait longtemps que j’étais mort. A part
Yaqub Snawbar, personne ne savait que j’étais encore vivant… Personne non plus
ne me recherchait. J’étais venu du néant et j’étais redevenu néant.
Année après année, tous mes souvenirs étaient
devenus sable. Je ne savais pas où j’étais prisonnier. C’était un désert sans
nom. Le jour où on m’avait amené là, on m’avait bandé les yeux et on m’avait
fait faire plusieurs jours de route à l’arrière d’un camion militaire. Je
savais, à l’odeur des routes, que nous roulions depuis très longtemps dans le
désert. Ils m’ont gardé vingt et un ans pour m’échanger un jour contre quelqu’un
d’important. A la fin, ils m’ont libéré par une nuit sombre.
Quand tu sors après vingt et un
ans, tu ne vois rien d’autre que le sable. Tu ne peux penser à rien d’autre
qu’au sable."
Bakhtiar Ali : Le dernier
grenadier du monde, traduit du kurde
(sorani) par Sandrine Traïdia, Editions Métailié, Paris, 2019.
Par JFT