jeudi 2 avril 2020

Bakhtiar Ali


Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

Trois semaines.
Vingt et un jours.
Cela vous paraît long ?

Lisez donc Le dernier grenadier du monde de Bakhtiar Ali.
Un prisonnier attend. Jour après jour. Mois après mois. Année après année.
Vingt et un ans. Avant d'être libéré. Avant de partir à la recherche de son fils. Avant de s’embarquer « pour un voyage dans le champ de mines qu’est devenu son pays, qu’il ne reconnaît plus. »


« Si tu passes vingt et un ans dans une chambre au milieu du désert, tu apprends comment remplir ta vie, comment te trouver une occupation. Le plus important, c’est de réussir à ne pas penser au temps. Chaque fois que tu peux ne pas penser au passage du temps, tu peux aussi ne pas penser aux lieux. Ce qui tue un homme emprisonné, c’est de penser continuellement au temps et aux autres lieux. Jusqu’à la septième année, je comptais les jours. Mais un matin tu te réveilles et soudain tu vois que tout est confus dans ta tête… au début, tu comptes tout, seconde après seconde. Mais un jour tu te réveilles et tu vois que tu as tout mélangé. Tu ne sais pas situ es là depuis un an ou depuis un siècle, tu ne sais pas quelle est l’image du monde à l’extérieur. Le plus terrifiant, c’est de savoir que quelqu’un t’attend. Une fois que tu es sûr que plus personne ne t’attendra plus et que tu as disparu de la mémoire du monde, tu commences alors à penser à toi. Après vingt et un ans de vie dans le désert, le sable est la seule chose à laquelle tu puisses penser. Certaines nuits, tu entends au fond de toi le désert chanter et t’appeler. La nuit, ou à l’orée du soir, je sentais toujours le désert m’appeler, mais la difficulté la plus grande est que tu ne sais pas quoi répondre. J’ai vu les fantômes du désert, j’ai vu ces spectres formés de sable. La tempête les fabriquait et les dispersait. Tu as besoin de beaucoup de temps pour apprendre à parler avec le sable. Au cours de ces vingt et une années, tu apprends que l’art de parler avec le sable ne ressemble à rien… Parler avec le sable, c’est ne jamais attendre les réponses, c’est parler et écouter l’écho, un écho que la terre emporte comme les cendres et qui se retrouve sous le poids de milliers d’autres échos.
Une fois par moi, ils me laissaient aller dans le désert. Ils faisaient venir un gardien et je parcourais avec lui quelques centaines de mètres sur le sable. C’étaient les plus beaux jours de ma vie… Je m’y préparais toujours une semaine à l’avance. Quand je posais les pieds sur le sable, j’étais transporté de bonheur… Pendant vingt et un ans, je n’ai pas eu d’autre ami que le sable… Quand je marchais dans le sable, je sentais la vie, je sentais la terre, je ne sentais pas de restrictions à mes mouvements qui étaient réduits à néant dans cette chambre. J’oubliais progressivement les hommes, la seule chose avec laquelle je vivais était le ciel… Vingt et un ans, c’est une longue période pour penser au ciel. Moi, au milieu du sable, je ne pensais qu’à la voûte céleste, j’embrassais le désert à pleins bras et la chaleur me revenait sur le corps. L’étendue du désert faisait naître en moi une sensation infiniment profonde de liberté. Si tu es prisonnier pendant vingt et un ans dans le désert, tu finis un jour à ne plus penser à rien d’autre qu’à la liberté que t’offrent les mers infinies de sable. Après quelques années de prison, je ne sais pas exactement à quel moment j’ai arrêté de penser à la politique…Une nuit, j’ai été réveillé par la lumière de la lune, dont les rayons illuminaient ma prison de façon telle que je voyais tout comme en plein jour. Cette lumière m’a donné la force de ne penser à rien d’autre qu’à la voûte céleste. Ça faisait longtemps que j’étais mort. A part Yaqub Snawbar, personne ne savait que j’étais encore vivant… Personne non plus ne me recherchait. J’étais venu du néant et j’étais redevenu néant.
Année  après année, tous mes souvenirs étaient devenus sable. Je ne savais pas où j’étais prisonnier. C’était un désert sans nom. Le jour où on m’avait amené là, on m’avait bandé les yeux et on m’avait fait faire plusieurs jours de route à l’arrière d’un camion militaire. Je savais, à l’odeur des routes, que nous roulions depuis très longtemps dans le désert. Ils m’ont gardé vingt et un ans pour m’échanger un jour contre quelqu’un d’important. A la fin, ils m’ont libéré par une nuit sombre.
Quand tu sors après vingt et un ans, tu ne vois rien d’autre que le sable. Tu ne peux penser à rien d’autre qu’au sable."

Bakhtiar Ali : Le dernier grenadier du monde, traduit du kurde  (sorani) par Sandrine Traïdia, Editions Métailié, Paris, 2019.
 

Par JFT