mercredi 22 avril 2020

Alan Moore & Melinda Gebbie

Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

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LA PARESSE

Je dois me lever, les draps sont les drapeaux piétinés de guerres magnifiques, tachés par chaque escarmouche ; pires à chaque retraite. Je ne peux pas rester couché ici, sur les oreillers raplatis et froissés comme des moutons évanouis. Car, quelque part, on a besoin de moi, de mes mains, de ma raison, mais pas de ma bouche, ni de mon ventre ou de ma langue, qu’on me réclame ici. Mon matelas m’en demande assez. Comment puis-je travailler, épuisé par cette indolence ?

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 « Elles se nomment Alice, Wendy et Dorothy. A travers leurs aventures au Pays des Merveilles, dans le monde de Peter Pan et au Royaume du Magicien d’Oz, les lecteurs du monde entier les connaissent… ou croient les connaître. Car l’heure est venue pour elles de nous dévoiler la face cachée de leur histoire. Loin des mondes imaginaires, c’est en Europe, à l’aube du XXe siècle, qu’elles ont vécu les moments les plus marquants de leur existence. Voici comment trois ingénues, guidées par l’éveil de leurs sens, stimulées par des expériences sans tabou, sont devenues trois Filles Perdues. »

Alan Moore & Melinda Gebbie : Filles Perdues, Editions Delcourt, 2008.


A la veille de la Première Guerre Mondiale, dans un hôtel de luxe situé à la frontière autrichienne, nous assistons à la rencontre de trois héroïnes qui, désormais, ne font plus partie de ce que d’aucuns appellerait « littérature jeunesse ».

A mesure que les touristes et les membres du personnel se croisent, les sens s’éveillent, les corps se racontent, se séduisent, paressent et se caressent, se découvrent et s’interpénètrent à l’excès, de même que les trois récits se tissent, s’entrecroisent, intègrent citations et références aux trois textes originels pour donner du corps à un ouvrage où le particulier et l’universel se rejoignent en échos narratifs, histoires et Histoire se chevauchant allègrement.


Les transports amoureux nous font également voyager à travers certaines références artistiques de l’époque : le Sacre du Printemps de Stravinski, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde accompagné des peintures d’Egon Schiele, L'Histoire de Vénus et Tannhaüsser d’Aubrey Beardsley, les sept péchés capitaux illustrés à la manière d’Alfons Mucha, Les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs ou La philosophie dans le boudoir du Divin Marquis.

Ebats homosexuels, saphisme, sadomasochisme, inceste, pédophilie, zoophilie, opiomanie, viols répétés, orgies diverses et variées ayant pour témoins la nature, les murs, les lits, les miroirs… et nous. Alan Moore met en scène ses fantasmes dans ce conte à trois voix illustré par les dessins aux couleurs acidulées de Melinda Gebbie, au gré des souvenirs, romances, récits, anecdotes triviales ou mots d’esprit de ces trois femmes qui excellent scandaleusement à converser, à prendre et à se donner du plaisir, à se perdre… pendant qu’au dehors, pour le bénéfice de quelques grandes familles, les petits soldats aux ordres s’en vont jouer entre eux à la guerre, envoyés dans les tranchées se faire étriper, comme il se doit, en première ligne.
Et puisque nous sommes près de Vienne, pourquoi ne pas citer celui qui fit scandale à la même époque en osant écrire – et dire – des choses comme celles-ci :
« Pour être, dans la vie amoureuse, vraiment libre et, par-là, heureux, il faut avoir surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur »
(S. Freud, Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse, trad. française Oeuvres complètes XI, Presses Universitaires de France, 1998, p.136.)

Dans une société où l’Homme, en général, est captif de son économie pulsionnelle, la fréquentation des œuvres d’art par l’individu en particulier participerait-elle au progrès de l’esprit de celui-ci?


Alan Moore est né en 1953 à Northampton (Angleterre). Il signe ses premiers travaux au sein de diverses revues anglaises (2000 AD et Warrior). Parmi d’innombrables travaux de commande, il écrit l’une de ses plus belles histoires, V pour Vendetta. En 1986, Moore revisite le genre super-héros avec Watchmen. Ses influences, très diverses, comptent des auteurs comme William S. Burroughs, Thomas Pynchon, Robert Mayer et Iain Sinclair, des écrivains de science-fiction comme Michael Moorcock et d'horreur comme H.P. Lovecraft, Clive Barker, des cinéastes comme Nicolas Roeg. En bande dessinée, l'influence de Bryan Talbot, précurseur de la bande dessinée « adulte » avec The Adventures of Luther Arkwright, a été déterminante.
Alan Moore a reçu neuf fois le prix du meilleur scénariste aux prix Eisner depuis 1988, trois fois un prix Jack-Kirby, et sept fois un prix Harvey bien qu'il avoue dans sa biographie Incantations ne pas forcément en tirer un quelconque intérêt. Cette liste de récompenses fait probablement de lui le scénariste le plus primé dans le domaine du comic.
Végétarien et connu pour ses opinions anarchistes, il se présente par ailleurs comme un « magicien » et un adorateur de Glycon, une divinité-serpent romaine. Sa dernière œuvre en date est un roman de 1200 pages intitulé Jerusalem, composé de trois livres et publié en 2016.

https://fr-fr.facebook.com/OfficialAlanMoore/

Melinda Gebbie naît en 1937. Elle rencontre Lee Marrs à un salon d’éditeurs en 1973. Celle-ci l’invite à produire une bande dessinée pour Wimmen’s Comix, un comics underground féministe, publié par Last Gasp, dont elle est une des fondatrices. Cette histoire, parue dans le troisième numéro du comics est la première histoire publiée de Melinda Gebbie. Elle travaille ensuite pour d’autres comics underground comme Tits & Clits, Wet Satin et Anarchy Comics. En 1977, elle publie son premier comics intitulé Fresca Zizis.
Elle quitte ensuite les États-Unis et s’installe en Angleterre où elle participe au film d’animation Quand souffle le vent inspiré par l’œuvre éponyme de Raymond Briggs. Au début des années 1990, elle commence à dessiner la série Filles perdues en collaboration avec Alan Moore au scénario. Il faut attendre 16 ans pour que la série soit intégralement publiée. Entretemps, entre 1999 et 2001, elle dessine la série Cobweb, toujours sur des scénarios de Moore, publiée dans l’anthologie Tomorrow Stories. En 2007, Melinda Gebbie épouse Alan Moore.


http://www.melindagebbie.com/ 

Alan Moore ; Melinda Gebbie / Jonathan Worth / National Portrait Gallery London, 2009 (droits réservés).
Par JFT