mardi 14 avril 2020

Benjamin Péret

Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Benjamin Péret est un poète.
Né en 1899 à Rezé, membre du groupe surréaliste des années 1920 à sa mort en 1959, Péret est pourtant le moins connu des poètes ayant fréquenté André Breton et ses amis. Desnos, Prévert, Char, Artaud, et bien sûr Eluard et Aragon sont infiniment plus connus que lui. En témoigne le nombre d‘ouvrages qui lui ont été consacrés : six seulement, pas un de plus. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est que sa poésie n’a jamais connu le succès que les autres poètes susnommés ont connu. D’autre part, étant resté fidèle au surréalisme et à André Breton, Péret a toujours été considéré, à tort, comme un « lieutenant » (un comble pour un antimilitariste enragé comme lui) de celui-ci. En outre, Péret avait deux handicaps majeurs : d’abord une intransigeance à toute épreuve, et ensuite, le fait que, toute sa vie, il a été un militant d’extrême gauche, payant de sa personne (il est le seul des surréalistes à avoir été en Espagne se battre aux côtés des anarchistes de Durruti), et faisant preuve de la plus grande radicalité tout au long de sa vie militante. Peu consensuel, il haïssait les prêtres, et vomissait les staliniens.
Auteur d’une œuvre très importante  (sur les sept volumes de ses œuvres complètes, quatre sont consacrés à sa poésie, en vers ou en prose), il est probablement le plus surréaliste des poètes surréalistes. Plus que Desnos, il a excellé dans l’écriture automatique à l’époque des sommeils, plus que Prévert, il a bâti un langage qui constitue « une sorte de château de Silling linguistique » (Raoul Vaneigem), et a été reconnu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux. Eluard : « Péret est un plus grand poète que moi » ; Aragon : « Benjamin Péret … un grand poète comme on n’en fait plus » ; et Philippe Soupault, répondant à un plumitif qui avait minimisé l’importance de Péret par rapport à Aragon et Eluard justement : « Vous [avez] parfaitement tort ! Moi, je donnerais toute l’œuvre d’Eluard pour un seul poème de Péret ! »

En avant disait l’arc-en-ciel matinal
En avant  pour les soupiraux de notre jeunesse
Nous avons éclaté
et tout ce qui était bleu est resté bleu
(Le Passager du Transatlantique)

Le doigt dans l’eau
les chanteurs aimant chanter
ont l’air d’une fleur fanée
Fleur fanée cœur aimé
dit l’autre
Mais toi poussière de charbon
tu n’es pas aimée
et tu t’envoles vers le soleil
(Immortelle maladie)


‘‘Portrait d’André Breton’’
Les gazelles ont caressé leur mémoire
Il en sort tout un équipage
avec de grandes dames sans yeux
un beau visage découvert
une voiture dont les oreilles écoutent écoutent écoutent  et
      meurent d’ennui
L’ennui cultivé en des serres inestimables
se développe en capitaine des forbans
J’en suis
(Le Grand Jeu)




Péret, c’était aussi un conteur :

Lord Cheltenham s’éveillait lentement lorsqu’il se sentit emporté dans une valise. Il se rendormit et, en se réveillant, vit qu’il était dans un pays aquatique peuplé de milliers de plantes étranges dont la fleur ressemblait à une jarretière qui aurait conservé quelques poils de la jambe qu’elle entourait ainsi qu’un morceau du bas de soie. Il sentit un souffle frais et humide comme l’air d’une cave qui passait sur son visage et disait :
-Fume, je suis là.
Alors il enleva ses orteils qu’il abandonna au fil de l’eau et se dit qu’il n’avait plus rien à désirer.
(Sur le passage du panier à salade, 1922) 


Dans un roman posthume, il met en scène la Chambre des députés :

M. Le Président. – La parole est à Mlle Lanterne.
Mlle lanterne. – Je ne songe pas seulement à l’attitude que pourront prendre les gigots, mais je constate que plusieurs israélites qui s’étaient fait inscrire dans la discussion du projet de loi relatif à l’ouverture d’une caisse de camemberts, ont maintenant que vous avez fixé à aujourd’hui le ravalement des nez camus, reporté leur inscription à une date ultérieure. Nous devons néanmoins ravaler ces nez dont le souvenir hante les auditeurs des tribunes, les modeler avec art afin qu’ils épousent les formes harmonieuses d’une brosse à reluire. Cependant, messieurs, il y a deux manières de ravaler les nez. La manière la plus simple consiste à les frotter avec une râpe à fromage jusqu’à ce qu’il en sorte quelques dizaines de fourmis ; mais ce n’est pas la manière la plus rationnelle. Je pense, avec un certain nombre de nos collègues, qu’en les roulant tout d’abord dans la farine, puis en les faisant macérer dans le vinaigre, on obtient des brosses à reluire d’une qualité très supérieure…
(Mort aux Vaches et au Champ d’Honneur, chapitre III)


Dans le même roman, un chapitre entier est en argot :
« J’avais reçu un ferreux(1) sur le rond(2) et je glissais dans le blanc(3) lorsque je sentis qu’on me serrait les tiges(4).
« Je pensais : ‘‘ça devient sec(5) !’’  mais j’étais trop loin pour m’exprimer(6). Quand il y eut de l’air(7) je me trouvais avec les voletants(8) à au moins quinze pipes(9) au-dessus des crottes(10) ; mais tu sais, je n’ai jamais aimé jouer avec de la fumée(11) ; je ne souhaitais qu’une chose : me retrouver sur les crottes. »
(1)   Ferreux : éclat d’obus 
(2)   Rond : tête 
(3)   Glisser dans le blanc : s’évanouir 
(4)   Serrer les tiges : prendre par les membres 
(5)   Ça devient sec : ça tourne mal 
(6)   Etre trop loin pour s’exprimer 
(7)   Quand il y eut de l’air : quand je revins à moi 
(8)   Les voletants : les oiseaux 
(9)   Pipe : mètre 
(10) Crottes : sol
(11) Jouer avec la fumée : se trouver en l’air dans une position instable
(Mort aux Vaches et au Champ d’Honneur, chapitre V)


Benjamin Péret est aussi celui qui a su rejeter ce qu’il n’aimait pas dans un « inoubliable registre d’exécration » poétique :

Il est crevé
Asticots Jusqu’au bout
Dévorez cette charogne
Et que ses os soient les sifflets de la révolution
(‘‘Peau de Tigre’’, poème composé après la mort de Clémenceau, dans Je ne mange pas de ce pain-là).

Ventre de merde pieds de cochon
tête vénéneuse
c’est moi Monsieur Thiers
(‘‘Pour que M. Thiers ne crève pas tout à fait’’, ibidem)




Il définit le merveilleux :
Je pense aux poupées des indiens Hopi du Nouveau-Mexique dont la tête parfois figure schématiquement un château médiéval. C’est dans ce château que je vais essayer de pénétrer. Il n’a pas de portes et ses murailles ont l’épaisseur de mille siècles. Il n’est pas en ruines comme on serait tenté de le croire. Depuis le romantisme ses murs écroulés se sont redressés, reconstitués comme le rubis, mais aussi durs que cette gemme, ils ont, maintenant que je les heurte de la tête, toute sa limpidité. Voici qu’ils s’écartent comme les hautes herbes au passage d’un fauve prudent, voici que par un phénomène d’osmose, je suis à l’intérieur, dégageant des lueurs d’aurore boréale. Les armures étincelantes, montant dans le vestibule une garde de pics éternellement enneigés, me saluent de leur poing dressé dont les doigts se muent en un flux continuel d’oiseaux – à moins que ce ne soient des étoiles filantes s’accouplant pour obtenir du mélange de leurs couleurs primaires les nuances délicates du plumage des colibris et des paradisiers. (…)
(La Parole est à Péret)

Péret est aussi l’auteur de deux anthologies : l’Anthologie de l’Amour Sublime et l’Anthologie des Mythes, Légendes et Contes Populaires d’Amérique, « travail immense » selon Jean-Christophe Bailly, dont La Parole est à Péret constituait la préface. 
 
Crime suprême de Péret : dans un pamphlet intitulé Le Déshonneur des Poètes, il s’en prenait aux divers auteurs de poèmes de la résistance, qui avaient été publiés dans un recueil intitulé L’Honneur des Poètes, vilipendant Aragon et Eluard (devenus staliniens) parmi d’autres, pour leurs textes « à faire pâlir d’envie l’auteur de la rengaine radiophonique française : ‘‘Un meuble signé Lévitan est garanti pour longtemps‘‘. ».
Cela ne lui sera pas pardonné.
Ses œuvres complètes sont disponibles chez José Corti.

 Par Etienne