Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Cet homme s’appelait Henri Charrière et revenait de loin. Du bagne, pour être précis, de Cayenne, où il était « monté » en 1933, truand oui, mais pour un meurtre qu’il n’avait pas commis et condamné à perpétuité, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. Henri Charrière, dit Papillon — autrefois — dans le milieu, né Français d’une famille d’instituteurs de l’Ardèche, en 1906, est Vénézuélien. Parce que ce peuple a préféré son regard et sa parole à son casier judiciaire et que treize ans d’évasions et de lutte pour échapper à l’enfer du bagne dessinent plus un avenir qu’un passé.
Jean-Pierre Castelnau
« Au peuple vénézuélien,
A ses humbles pêcheurs du golfe de
Paria,
A tous, intellectuels, militaires et
Autres
Qui m’ont donné ma chance de
Revivre,
A Rita, ma femme, ma meilleure
Amie. »
« […] Un, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour. Un, deux, trois,
quatre, cinq, demi-tour. Le gaffe vient de passer devant mon toit. Je ne l’ai
pas entendu venir, je l’au vu. Pan ! La lumière s’allume, mais très haut,
suspendue au toit supérieur, à plus de six mètres. La passerelle est éclairée,
les cellules sont dans l’ombre. Je marche, le balancier est à nouveau en
mouvement. Dormez tranquilles, fromages du jury qui m’avez condamné, dormez
tranquilles, car je crois que si vous saviez où vous m’avez envoyé, vous
refuseriez répulsivement d’être les complices de l’application d’un tel
châtiment. Il va être bien difficile d’échapper aux vagabondages de
l’imagination. Presque impossible. Il vaut mieux, je le crois, les aiguiller
vers des motifs pas trop déprimants plutôt que de les supprimer complètement.
Effectivement, c’est par un coup de sifflet qu’on annonce qu’on peut
descendre les bat-flanc. J’entends une grosse voix qui dit :
« Pour les nouveaux, sachez qu’à partir de maintenant, si vous le
voulez, vous pouvez descendre les bat-flanc et vous coucher. » Je ne
retiens que ces seuls mots : « Si vous le voulez. » Donc je
continue à marcher, le moment est trop crucial pour dormir. Il faut que je
m’habitue à cette cage ouverte par le toit. – Une, deux, trois, quatre, cinq,
j’ai pris tout de suite le rythme du balancier ; la tête baissée, les deux
mains derrière le dos, la distance des pas exactement ce qu’elle doit être,
comme un pendule qui oscille, je vais et je viens, interminablement, comme un
somnambule. Quand j’arrive au bout de chaque cinq pas, je ne vois même pas le
mur, je le frôle dans mon demi-tour, inlassablement, dans ce marathon qui n’a
pas d’arrivée ni de temps déterminé pour se finir.
Oui, vraiment, Papi, c’est pas de la rigolade cette « mangeuse
d’hommes ». Et cela fait un drôle d’effet quand l’ombre du gaffe se
projette sur le mur. Si on le regarde en levant la tête, c’est encore plus
déprimant : on a l’air d’un léopard dans une fosse, observé d’en haut par le
chasseur qui vient de le capturer. L’impression est horrible et il faudra des
mois pour que je m’y habitue.
Chaque année, trois cent soixante-cinq jours ; deux ans :
sept cent trente jours, s’il n’y a pas une année bissextile. Je souris de
l’idée. Tu sais, qu’il y ait sept cent trente jours ou sept cent trente et un,
c’est pareil. Pourquoi c’est pareil ? Non, ce n’est pas la même chose. Un
jour de plus ce sont vingt-quatre heures de plus. Et vingt-quatre heures, c’est
long. C’est bien plus long sept cent trente jours de vingt-quatre heures.
Combien d’heures ça dit faire cela ? Est-ce que mentalement je serai
capable de le calculer ? Comment m’y prendre, c’est impossible. Pourquoi
pas ? Si c’est faisable. Voyons un peu. Cent jours, c’est deux mille
quatre cents heures. Multiplié par sept, c’est très facile, cela donne seize
mille huit cents heures d’une part, plus de trente jours qu’il reste à
vingt-quatre qui font sept cent vingt heures. Total : seize mille huit
cents plus sept cent vingt doivent donner, si je n’ai pas fait d’erreur,
dix-sept mille cinq cent vingt heures. Cher monsieur Papillon, vous avez
dix-sept mille cinq cent vingt heures à tuer dans cette cage spécialement
fabriquée avec ses murs lisses, pour bêtes fauves. Combien de minutes j’ai à
passer ici ? Cela n’a aucun intérêt, voyons, les heures ça va, mais les
minutes ? N’exagérons pas. Pourquoi pas les secondes ? Que cela ait de l’importance ou pas, ce n’est pas
cela qui m’intéresse. Il faut les bien meubler de quelque chose ces jours, ces
heures, ces minutes, seul, avec soi-même !
[…] Un, deux, trois, quatre, cinq… Automatiquement je reprends cette
interminable promenade et, la fatigue aidant, je m’envole facilement pour aller
fouiller le passé. Par contraste, sûrement, avec l’obscurité de la cellule, je
suis en plein soleil, assis sur la plage de ma tribu. Le bateau où pèche Lali
se balance à deux cents mètres de moi sur cette mer vert opale, incomparable.
Je gratte le sable avec mes pieds. Zoraïma m’apporte un gros poisson grillé sur
la braise, bien protégé dans une feuille bananier pour qu’il se conserve chaud.
Je mange avec les doigts, naturellement, et elle, les jambes croisées, me regarde
assise en face de moi. Elle est très contente de voir combien les gros morceaux
de chair se détachent facilement du poisson et elle lit sur mon visage la
satisfaction de déguster un si délicieux manger.
Je ne suis plus en cellule.»
Henri Charrière : Papillon, récit présenté par Jean-Pierre
Castelnau suivi de Papillon ou la littérature orale par Jean-François Revel,
Laffont, 1969.
Henri Charrière pendant le tournage du film en Jamaïque.
Crédits : Michael Ochs
Archives / Communiqué - Getty
Parcours des deux évasions d'Henri Charrière
La bande annonce en version originale de l'adaptation de Franklin J. Schaffner (1973)
Celle en version française du remake de 2017 réalisé par Michael Noer :
Le documentaire de Benoît Cornuau (Beta Prod, 2008) :
Et un lien vers le site de Médiapart qui a publié le 23 mars 2020 une tribune émanant de personnes détenues appelant les prisonniers à "bloquer les prisons" mais alertant aussi et surtout sur leurs conditions de vie et le contexte anxiogène qui règne derrière les murs, en pleine crise du coronavirus:
Par JFT