Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Nous relayons aujourd'hui un article du Pr. William MARX (sciences sociales et humanités) publié sur le site de la Fondation du Collège de France :
https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/20/ce-que-la-litterature-nous-apprend-de-lepidemie/
Paul
Jouve (1878-1973), Les Fables : Les animaux malades de la peste,
Roubaix,
La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André Diligent.
Ce que la littérature nous apprend de l’épidémie
La littérature est un réservoir
de discours. On y retrouve la mémoire parcellaire, composite, déformée et
reformée des événements qui marquèrent l’histoire de l’humanité. Plus
exactement : grâce à la littérature, tout événement nous parvient sous les
espèces d’un discours qu’il nous appartient de déchiffrer et d’interpréter et
dont le fait historique lui-même ne peut qu’avec peine s’isoler comme une
réalité entièrement objectivable. C’est pourquoi, si les épidémies
appartiennent à l’expérience universelle et immémoriale, si elles occupent à ce
titre une place non négligeable dans les textes littéraires, cette place
elle-même appelle notre interrogation et notre interprétation. Elle dit quelque
chose des modalités sous lesquelles l’humanité tente de faire face à l’épreuve.
Ainsi la littérature peut-elle éclairer notre propre rapport à l’épidémie
actuelle.
Certes, il y a épidémie et
épidémie. Toutes n’ont pas une fortune littéraire identique, si tant est
qu’elles laissent dans les textes la moindre trace. La peste, le choléra, la
lèpre, l’ergotisme, la syphilis, la rougeole, la tuberculose, la grippe, le
sida, pour ne citer que ces quelques maladies si diverses par leur mode de
contamination, leurs symptômes, leur évolution et leur létalité, déterminent
des expériences individuelles et sociales radicalement différentes et engagent
la littérature de façon non moins diverse. Il arrive à la syphilis de se
manifester dans l’œuvre à l’insu même de son auteur atteint par la maladie, non
pas comme thème mais, de façon formelle et symptomatique, comme une force de déstructuration
du discours : les cas de Nietzsche, Maupassant ou Pierre Louÿs viennent
spontanément à l’esprit. Le sida, comme la lèpre à certains égards, eut un
effet de segmentation sociale, de création de communauté, où les œuvres
littéraires jouèrent souvent un rôle fédérateur. Certaines maladies
interviennent dans la littérature en priorité par le biais de destins
individuels : qu’on songe à la scarlatine dans Les Quatre Filles
du docteur March (1868) de Louisa May Alcott ou à la tuberculose
dans La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils (la
vertu socialisante de la tuberculose a cependant une fonction non négligeable
dans le sanatorium de La Montagne magique de Thomas Mann en
1924).
Les pandémies, quant à elles, ont
ceci de particulier qu’elles font de la collectivité humaine leur victime.
Elles atteignent l’homme dans sa capacité à faire société ; elles révèlent
sa nature d’animal social en faisant de celle-ci à la fois la vectrice de la
catastrophe et la source sinon d’un éventuel salut, du moins d’une consolation
et d’un allégement des souffrances. Elles érigent l’humanité en problème. Par
le seul fait de mettre en péril l’existence de la collectivité, elles
constituent la société, voire le genre humain en sujet du discours, sinon en
personnage littéraire. Car si le personnage est celui dont on peut raconter non
seulement la vie, mais aussi la fin, alors la menace de la mort suffit à créer
un effet de personnage.
Il n’est pas anodin sans doute
que la littérature occidentale, du moins son plus ancien monument conservé,
l’Iliade, débute par une épidémie : celle qui ravage le camp des Achéens
durant la guerre de Troie. Cette peste (moins dans sa stricte définition
médicale qu’au sens générique d’épidémie mortelle et fulgurante), qui menace
d’anéantir l’armée et avec elle les efforts de dix années de combat, est
attribuée au dieu Apollon décochant ses flèches sur les guerriers, qui tombent
les uns après les autres. Une action à distance, donc, alors que la maladie –
nous ne le savons que trop – se propage par contact. Les assauts de l’archer
divin permettent de rendre compte, selon les cadres de pensée de la Grèce
archaïque, de l’inconcevable rapidité de la diffusion de la maladie. La
croissance exponentielle perçue comme épiphanie divine : on voit que la description
de l’épidémie exprime une certaine vision du monde, remplit une certaine
fonction idéologique.
La Peste
d’Athènes, un tableau de François Perrier (1640) inspiré des récits de
Thucydide
dans La guerre du Péloponnèse, paru au début du IVe
siècle avant J.-C.
On peut ainsi distinguer dans la littérature
quatre types de discours sur les épidémies, quatre grandes fonctions qu’on leur
fait jouer et dont il est aisé de trouver des équivalents dans les discours
actuels sur le Covid-19.
Il y a d’abord les textes qui considèrent
l’épidémie comme un simple élément documentaire, un objet de curiosité humaine,
historique et intellectuelle, qu’il convient de décrire avec la plus grande
précision. Ainsi de Thucydide au livre II de La Guerre du Péloponnèse ou
de Boccace relatant au début du Décaméron les ravages de la
grande peste noire de 1348 à Florence. Le cas de Daniel Defoe est
intéressant : alors qu’on s’inquiète en Angleterre de la peste qui sévit
en Provence en 1720, l’écrivain entreprend de rassembler les documents et les
témoignages d’une autre peste, celle de 1665 à Londres, et en compose son Journal
de l’année de la peste (1722). Œuvre donc, vraiment, de journaliste et
d’historien, dont les leçons éveillent aujourd’hui de curieux échos : on y
lit, par exemple, qu’afin d’éviter toute contamination on payait les
commerçants en jetant les pièces de monnaie dans un baquet de vinaigre ou que
les clientes étaient invitées à récupérer elles-mêmes leur marchandise sur le
croc du boucher – invention, en quelque sorte, du paiement sans contact et
du drive.
Vient ensuite une deuxième catégorie de
textes : ceux qui font de l’épidémie le signe ou le symptôme d’un désordre
cosmique, religieux ou social. Il suffit alors en principe de rétablir l’ordre
initial pour arrêter le fléau. Tel est le cas de l’Iliade, lorsque Apollon
punit les Achéens d’avoir touché à la fille de son prêtre ; d’Œdipe roi de
Sophocle, où la peste dévastant Thèbes trahit l’inceste et le parricide commis
par le souverain ; ou du livre biblique de l’Exode, quand Dieu décime les
troupeaux des Égyptiens et leur envoie une épidémie d’ulcères pour les forcer à
libérer le peuple hébreu. Dans la mesure où elle déclenche la quête d’un
coupable, l’épidémie fournit au roman policier un ingrédient sans pareil :
dans Pars vite et reviens tard (2001), Fred Vargas fait de la
résurgence de la peste à Paris au XXIe siècle la révélatrice
d’injustices oubliées. Difficile de ne pas songer, dans une veine analogue, aux
discours reliant l’épidémie actuelle aux désordres environnementaux d’origine
humaine ou aux politiques déficientes – cela dit sans préjudice de la
pertinence de telles analyses.
John William Waterhouse :
Le Décaméron, huile
sur toile, 1916, National Museums, Liverpool
D’autres textes insistent sur le caractère
inéluctable de l’épidémie, relevant d’un ordre naturel du monde contre lequel
il serait vain de se rebeller – comme dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le
Masque de la mort rouge (1842). La description du fléau vient alors
exorciser l’angoisse latente de la modernité. L’épidémie devient le motif
privilégié de romans d’anticipation relatant la fin de la civilisation, sinon
de l’humanité, chez Mary Shelley (Le Dernier Homme, 1826) ou chez Jack
London (La Peste écarlate, 1912). Dans certains de ces récits appartenant
à la littérature anglo-américaine, la terreur provoquée par l’épidémie cache
mal une autre terreur, historique celle-là, liée à la Révolution française,
dont la maladie ne serait que la transposition biologique. De façon paradoxale,
c’est à cette veine fataliste et apocalyptique que se rattache la fameuse
description par Lucrèce de la peste à Athènes, sur laquelle se clôt,
intentionnellement ou non, son grand poème épicurien et matérialiste :
appel à la résignation devant un fléau ressortissant à l’ordre de la nature.
Enfin, dans un dernier ensemble
de textes, l’épidémie sert à la mise à nu morale et symbolique de l’humanité,
révélatrice des vices et vertus des individus, des travers et des forces de la
société, avec ses héros et ses salauds. La Peste (1947)
d’Albert Camus désigne par une évidente allégorie toute crise humaine et
sociale majeure, et en premier lieu l’Occupation. L’événement de la Seconde
Guerre mondiale n’est étranger ni au choléra décrit par Jean Giono dans Le
Hussard sur le toit (1951) ni au Typhus (1943) de
Jean-Paul Sartre, scénario tourné plus tard par Yves Allégret sous le
titre Les Orgueilleux (1953) avec Michèle Morgan et Gérard
Philipe. C’était la voie déjà suivie trois siècles plus tôt par Jean de La
Fontaine dans Les Animaux malades de la peste (1678), charge
cinglante contre le mécanisme du bouc émissaire et contre l’interprétation
sémiologique de l’épidémie, autrement dit contre les discours que nous venons
de regrouper dans la deuxième catégorie. Le célèbre incipit du poème (« Un mal
qui répand la terreur, / Mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les
crimes de la terre »), référence appuyée à la rhétorique religieuse dominante,
se révèle en réalité foncièrement ironique, tant il est contredit par la
conclusion : que vaut en effet l’action divine si elle accroît l’injustice et
si, loin de corriger la nature humaine, elle en exacerbe les défauts ?
L’épidémie a partie liée avec la fable : elle est la lunette allégorique et
philosophique par laquelle le moraliste pourra mieux observer l’humanité.
Voilà donc quatre types de
discours – documentaire, sémiologique, eschatologique, moral – auxquels se
laissent aisément rattacher, de façon pure ou mixte, les discours contemporains
sur l’épidémie de Covid-19. Une telle typologie, riche d’une si longue
tradition, ne suffit ni à exténuer la valeur des discours que nous entendons
maintenant ni à préjuger de leur pertinence, car ce qui était vrai ou faux hier
dans telles circonstances données ne l’est plus nécessairement aujourd’hui.
Mais elle invite à prendre une certaine distance face aux arguments qui nous
sont présentés et à les replacer dans une perspective historique et
idéologique. C’est une des leçons que peut offrir la littérature.
Pr William Marx
Chaire de Littératures comparées
Chaire de Littératures comparées
En complément :
William Shakespeare appelait cet
événement The Dancing plague, la peste dansante.
En 1518 à
Strasbourg, une étrange épidémie jette dans la rue deux mille personnes qui se
mettent à danser jusqu'à l'épuisement et à la mort. Un fait
divers historique sorti de l'oubli en 2018 par Jean Teulé dans
"Entrez dans la danse" (Julliard). Ci-dessous un petit documentaire historique de cette drôle d'épidémie réalisé par Sous La Toile : https://www.souslatoile.com/