Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Ce titre, l’auteur l’a repris d’une des nombreuses paroles
de son grand-père Alain Le Goff : « Trop pauvre que je suis pour acheter
un autre cheval, du moins le Cheval d’Orgueil aura-t-il toujours une stalle
dans mon écurie. » Ce grand-père, homme tranquille et doux - « ce
sont parfois les plus redoutables » - fut son premier maître, qui l’éleva
et l’éduqua selon ce sentiment : « Quand on est pauvre, mon fils, il
faut avoir de l’honneur. Les riches n’en ont pas besoin. »
Véritable
étude socio-critique, monument de littérature orale, l’histoire de ce petit breton, témoin privilégié, contée par le détail sur 563 pages, nous fait vivre
au quotidien dans une paroisse « bretonnante » de l’extrême ouest
armoricain : travaux quotidiens, mœurs et coutumes, rites religieux et sociaux,
code d’honneur et morale des paysans pauvres, sentiments, espoirs, aventures et trésors du parler breton...
« Pour
moi, au nombre des raisons qui m’ont fait m’intéresser sérieusement à la langue bretonne et à la civilisation populaire
de mon pays, il y a celle-ci : j’étais persuadé que la mutation accélérée
du monde allait entraîner, à bref délai, la disparition du milieu où avaient
prospéré cette langue et cette civilisation, c'est-à-dire la paysannerie
traditionnelle. Mais je savais aussi qu’une
civilisation ne meurt jamais tout entière, qu’elle continue d’alimenter en
profondeur, comme une eau souterraine, les générations qui succèdent à son
apparente mort et qu’elle resurgit, tôt ou tard, en source libre ou en fontaine
canalisée. Je savais qu’une langue, même disparue de l’usage (et c’est loin d’être
le cas pour le breton), fait le souci des savants qui s’essaient à débrouiller
les traits du monde actuel. Le triomphe littéraire du latin ne nous console pas
de notre ignorance à peu près totale de l’étrusque. On en est réduit à fouiller
le sol à la petite cuillère pour tenter de reconstituer sur des débris la vie
de peuplades qui ont tenu en mains, pendant des siècles, le destin du monde.
Archéologie, que de châteaux de sable on élève en ton nom ! Alors qu’une langue,
si humble qu’elle apparaisse au temps de sa décadence, est un champ de fouilles
autrement riche que les plateaux déserts où l’on fait circuler des fantômes
problématiques, hélas, et surtout muets. »
A la fin de
l’ouvrage un passage évoque le potentiel révolutionnaire du folklore :
« […] Le
folklore, c’est tout ce qui forme la civilisation propre à une population
donnée, historiquement et socialement rassemblée sur un territoire défini et se
manifestant sous des aspects spirituels et matériels. Les aspects spirituels
sont une psychologie collective exprimée par la langue, le dialecte ou le
patois, la littérature orale ou écrite, la musique et ses instruments, les
danses et les chants, les modes vestimentaires, les jeux et exercices
physiques, les fêtes traditionnelles, les croyances et coutumes, les droits et
usages juridiques, les traditions sociales. Les aspects matériels sont les
techniques de constructions d’habitations et de navires, de fabrication d’outils
et d’instruments de métiers artisanaux, de culture et d’élevage, de navigation
et de pêche, de nutrition et de médecine populaire. Tous faits qui, bien qu’en
continuelle mouvance, ne cessent d’être marqués par la conscience collective
traditionnelle propre à cette population.
En réalité,
la majorité de nos contemporains sont des individus folkloriques. Je veux dire
par là qu’ils ne peuvent se résoudre à abandonner certaines formes de vie qui
correspondent à leurs tendances profondes. Je veux dire aussi que le folklore
est intemporel. Et je veux dire enfin qu’il est une réaction de défense contre
un avenir qui, malgré toutes ses promesses, ne laisse pas d’inquiéter le fils
de l’homme. Je dis qu’il est devenu une contestation permanente, ce qu’il n’a
jamais été dans le passé.
[…] Aux
siècles passés, quand les rois ou les grands personnages daignaient visiter
leurs sujets de province, les gouverneurs et les préfets ne manquaient pas de
leur offrir le spectacle de danses paysannes entraînées par des instruments
rudimentaires. Il faut lire les relations de ces fêtes, toujours dues à des
plumes nobles ou bourgeoises, pour se rendre compte à quel point les visiteurs
regardaient avec une condescendance amusée, persuadés qu’ils étaient de leur
supériorité sur les manants par la grâce de Dieu et le privilège de la
naissance. Le bon peuple, lui, s’en moquait bien. Il était nourri et payé pour
danser devant les grands, pour leur montrer des visages rassurants pendant le
temps d’une journée de fête. C’était autant de gagné. Il attendait le lendemain
pour appréhender la famine et ruminer la jacquerie. Chaque chose en son temps.
Aujourd’hui,
on fait bien des reproches aux fêtes folkloriques. Certains les considèrent
comme des divertissements de valeur artistique très médiocre, bons pour le menu
peuple des HLM. Ils n’y mettraient les
pieds pour rien au monde, eux qui vont voir les ballets de Béjart, sans trop en
comprendre l’argument, il est vrai, mais pour s’exclamer d’admiration, au
retour, devant le whisky on ice. Ah ! La Messe pour le Temps Présent !
Ceux-là ne sentiront jamais qu’une fête folklorique est aussi présente que la
Messe en question. Ce sont les nouveaux nobles et les nouveaux bourgeois qui se
mirent dans leurs propres ongles sans se douter le moins du monde qu’ils sont
assis sur un volcan. Le sommeil du volcan, c’est la fête folklorique. Ne vous y
fiez pas. Son réveil, c’est le barrage de routes et la défenestration du
sous-préfet. Chaque chose en son temps. »
Pierre-Jakez Hélias : Le Cheval d’Orgueil,
mémoires d’un Breton du pays bigouden, traduit du
breton par l’auteur, (collection
"Terre humaine" dirigée chez Plon par Jean Malaurie, 1975).
Claude Chabrol en a réalisé une adaptation cinématographique en 1980.
Crédits UBO CRBC
C’est l’occasion de rappeler que tôt ou tard nous aurons
peut-être l’occasion de découvrir l’exposition Folklore
au Centre Pompidou
Metz :
Pendant 4
années, de 1991 à 1995, Pierre Jakes Hélias s'est confié à Nicole Le Garrec sur
sa vie, celle de ses proches, sa patrie, pour aboutir à la réalisation d'un
véritable testament oral :
Le Cheval d’Orgueil en bande dessinée par Bertrand Galic et Marc Lizano
(Soleil Edition, 2015)
Pierre-Jakez Hélias / Photo : Association Patrimoine de Pouldreuzic :
Bretonnant, non?
Par JFT