mardi 21 avril 2020

Pierre-Jakez Hélias


Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

Si à 86 ans ma mère n’avait pas décidé quitter une maison devenue trop grande pour aller vivre dans un appartement plus petit, et pour cela choisi d’alléger le déménagement de quelques livres, je n’aurais jamais eu entre les mains ce récit de vie, ces "mémoires d’un breton du pays bigouden, Le Cheval d’Orgueil", de Pierre-Jakez Hélias.
Ce titre, l’auteur l’a repris d’une des nombreuses paroles de son grand-père Alain Le Goff : « Trop pauvre que je suis pour acheter un autre cheval, du moins le Cheval d’Orgueil aura-t-il toujours une stalle dans mon écurie. » Ce grand-père, homme tranquille et doux - « ce sont parfois les plus redoutables » - fut son premier maître, qui l’éleva et l’éduqua selon ce sentiment : « Quand on est pauvre, mon fils, il faut avoir de l’honneur. Les riches n’en ont pas besoin. »

Véritable étude socio-critique, monument de littérature orale, l’histoire de ce petit breton, témoin privilégié, contée par le détail sur 563 pages, nous fait vivre au quotidien dans une paroisse « bretonnante » de l’extrême ouest armoricain : travaux quotidiens, mœurs et coutumes, rites religieux et sociaux, code d’honneur et morale des paysans pauvres, sentiments, espoirs, aventures et trésors du parler breton...



« Pour moi, au nombre des raisons qui m’ont fait m’intéresser sérieusement  à la langue bretonne et à la civilisation populaire de mon pays, il y a celle-ci : j’étais persuadé que la mutation accélérée du monde allait entraîner, à bref délai, la disparition du milieu où avaient prospéré cette langue et cette civilisation, c'est-à-dire la paysannerie traditionnelle. Mais je savais aussi  qu’une civilisation ne meurt jamais tout entière, qu’elle continue d’alimenter en profondeur, comme une eau souterraine, les générations qui succèdent à son apparente mort et qu’elle resurgit, tôt ou tard, en source libre ou en fontaine canalisée. Je savais qu’une langue, même disparue de l’usage (et c’est loin d’être le cas pour le breton), fait le souci des savants qui s’essaient à débrouiller les traits du monde actuel. Le triomphe littéraire du latin ne nous console pas de notre ignorance à peu près totale de l’étrusque. On en est réduit à fouiller le sol à la petite cuillère pour tenter de reconstituer sur des débris la vie de peuplades qui ont tenu en mains, pendant des siècles, le destin du monde. Archéologie, que de châteaux de sable on élève en ton nom ! Alors qu’une langue, si humble qu’elle apparaisse au temps de sa décadence, est un champ de fouilles autrement riche que les plateaux déserts où l’on fait circuler des fantômes problématiques, hélas, et surtout muets. »

A la fin de l’ouvrage un passage évoque le potentiel révolutionnaire du folklore :

« […] Le folklore, c’est tout ce qui forme la civilisation propre à une population donnée, historiquement et socialement rassemblée sur un territoire défini et se manifestant sous des aspects spirituels et matériels. Les aspects spirituels sont une psychologie collective exprimée par la langue, le dialecte ou le patois, la littérature orale ou écrite, la musique et ses instruments, les danses et les chants, les modes vestimentaires, les jeux et exercices physiques, les fêtes traditionnelles, les croyances et coutumes, les droits et usages juridiques, les traditions sociales. Les aspects matériels sont les techniques de constructions d’habitations et de navires, de fabrication d’outils et d’instruments de métiers artisanaux, de culture et d’élevage, de navigation et de pêche, de nutrition et de médecine populaire. Tous faits qui, bien qu’en continuelle mouvance, ne cessent d’être marqués par la conscience collective traditionnelle propre à cette population.
En réalité, la majorité de nos contemporains sont des individus folkloriques. Je veux dire par là qu’ils ne peuvent se résoudre à abandonner certaines formes de vie qui correspondent à leurs tendances profondes. Je veux dire aussi que le folklore est intemporel. Et je veux dire enfin qu’il est une réaction de défense contre un avenir qui, malgré toutes ses promesses, ne laisse pas d’inquiéter le fils de l’homme. Je dis qu’il est devenu une contestation permanente, ce qu’il n’a jamais été dans le passé.
[…] Aux siècles passés, quand les rois ou les grands personnages daignaient visiter leurs sujets de province, les gouverneurs et les préfets ne manquaient pas de leur offrir le spectacle de danses paysannes entraînées par des instruments rudimentaires. Il faut lire les relations de ces fêtes, toujours dues à des plumes nobles ou bourgeoises, pour se rendre compte à quel point les visiteurs regardaient avec une condescendance amusée, persuadés qu’ils étaient de leur supériorité sur les manants par la grâce de Dieu et le privilège de la naissance. Le bon peuple, lui, s’en moquait bien. Il était nourri et payé pour danser devant les grands, pour leur montrer des visages rassurants pendant le temps d’une journée de fête. C’était autant de gagné. Il attendait le lendemain pour appréhender la famine et ruminer la jacquerie. Chaque chose en son temps.
Aujourd’hui, on fait bien des reproches aux fêtes folkloriques. Certains les considèrent comme des divertissements de valeur artistique très médiocre, bons pour le menu peuple des HLM. Ils n’y mettraient  les pieds pour rien au monde, eux qui vont voir les ballets de Béjart, sans trop en comprendre l’argument, il est vrai, mais pour s’exclamer d’admiration, au retour, devant le whisky on ice. Ah ! La Messe pour le Temps Présent ! Ceux-là ne sentiront jamais qu’une fête folklorique est aussi présente que la Messe en question. Ce sont les nouveaux nobles et les nouveaux bourgeois qui se mirent dans leurs propres ongles sans se douter le moins du monde qu’ils sont assis sur un volcan. Le sommeil du volcan, c’est la fête folklorique. Ne vous y fiez pas. Son réveil, c’est le barrage de routes et la défenestration du sous-préfet. Chaque chose en son temps. »

Pierre-Jakez Hélias : Le Cheval d’Orgueil, mémoires d’un Breton du pays bigouden, traduit du breton par l’auteur, (collection "Terre humaine" dirigée chez Plon par Jean Malaurie, 1975).
Claude Chabrol en a réalisé une adaptation cinématographique en 1980.

Crédits UBO CRBC


C’est l’occasion de rappeler que tôt ou tard nous aurons peut-être l’occasion de découvrir l’exposition Folklore 
au Centre Pompidou Metz :
  

Pendant 4 années, de 1991 à 1995, Pierre Jakes Hélias s'est confié à Nicole Le Garrec sur sa vie, celle de ses proches, sa patrie, pour aboutir à la réalisation d'un véritable testament oral :


Un lien vers la page du blog de l’Association Patrimoine de Pouldreuzic :


Le Cheval d’Orgueil en bande dessinée par Bertrand Galic et Marc Lizano (Soleil Edition, 2015)

Pierre-Jakez Hélias / Photo : Association Patrimoine de Pouldreuzic :
Bretonnant, non?  
Par JFT