lundi 13 avril 2020

Joseph Brodsky


Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

Un poème de Joseph Brodsky... prémonitoire de ce que nous vivons. La littérature peut-elle prédire l'avenir ? Pierre Bayard s'était déjà interrogé sur ce phénomène dans "Demain est écrit".
 
Joseph Brodsky, « Ne sors pas de ta chambre », 1970.



Ne sors pas de ta chambre, ne fais pas cette erreur.
Quel besoin de soleil, si tu fumes une « Chipka » ?
Derrière la porte, rien n’a de sens, et encore moins un cri de bonheur.
Va seulement aux cabinets et reviens-en tout de suite.

Oh, ne sors pas de ta chambre, ne mets pas de moteur en route.
Parce que ton espace est un couloir
avec, au bout, un compteur. Mais si ta chérie entre, amoureuse,
qu’elle ouvre tout grand la bouche, mets-la dehors sans la dévêtir.

Ne sors pas de ta chambre ; pense bien que tu vas prendre froid.
Quoi de plus intéressant au monde que les murs et la chaise ?
Pourquoi sortir d’où tu reviendras le soir
tel que tu étais, ou mutilé davantage encore ?

Oh, ne sors pas de ta chambre. Tiens, danse une bossa-nova,
nu sous ton manteau, pieds nus dans tes chaussures.
Dans le couloir, ça sent le chou et le fart pour les skis.
Tu en as écrit des lettres d’alphabet ! Une de plus serait trop.

Ne sors pas de ta chambre. Oh, laisse seule ta chambre
savoir à quoi tu ressembles. Et d’ailleurs, incognito
ergo sum, comme faisait remarquer la substance en colère à la forme.
Ne sors pas de ta chambre ! Dans la rue, du thé, c’est pas la France.

Ne sois pas stupide ! Sois ce que les autres n’ont pas été.
Ne sors pas de ta chambre ! C’est-à-dire libère les meubles,
fonds-toi dans le papier peint. Enferme-toi et barricade-toi
de ton armoire contre chronos, cosmos, éros, race, virus.

"Chipka" : cigarettes bulgares (nom d'une montagne), très prisées par les "bobos" soviétiques, signe de distinction.

Texte en russe :
Иосиф Бродский, « Не выходи из комнаты », 1970.

Не выходи из комнаты, не совершай ошибку.
Зачем тебе солнце, если ты куришь “Шипку”?
За дверью бессмысленно все, особенно — возглас счастья.
Только в уборную — и сразу же возвращайся.

О, не выходи из комнаты, не вызывай мотора.
Потому что пространство сделано из коридора
и кончается счетчиком. А если войдет живая
милка, пасть разевая, выгони не раздевая.

Не выходи из комнаты; считай, что тебя продуло..
Что интересней на свете стены и стула?
Зачем выходить оттуда, куда вернешься вечером
таким же, каким ты был, тем более — изувеченным?

О, не выходи из комнаты. Танцуй, поймав, боссанову
в пальто на голое тело, в туфлях на босу ногу.
В прихожей пахнет капустой и мазью лыжной.
Ты написал много букв; еще одна будет лишней.

Не выходи из комнаты. О, пускай только комната
догадывается, как ты выглядишь. И вообще инкогнито
эрго сум, как заметила форме в сердцах субстанция.
Не выходи из комнаты! На улице, чай, не Франция.

Не будь дураком! Будь тем, чем другие не были.
Не выходи из комнаты! То есть дай волю мебели,
слейся лицом с обоями. Запрись и забаррикадируйся
шкафом от хроноса, космоса, эроса, расы, вируса.




Pour l'écouter en russe (2 min.)  :






Par Raymond