Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
Que peut-on bien attendre d’un artiste ? Qu’il nous donne un corps. Qu’il fasse parler les mots pour nous faire sentir. Matières, couleurs, gestes, parfums, rythme, bruits, voix… en un mot : détails et sensations. A travers l’histoire d’une enfant, de ses parents, de ses camarades, de sa ville, de son pays, György Dragoman tisse un texte qui nous enveloppe et nous emporte.
«Je regarde la farine blanche, ma main bouge, j’enfonce mon
doigt dans la farine, je l’appuie de toutes mes forces sur la planche, afin de
sentir les fibres du bois. Je veux avoir mal, je veux que mon ongle laisse une
trace dans le bois, qu’il grave à jamais, de façon indélébile, ce qui va
apparaître sous mon doigt, et ce ne sera pas une flamme, ni une fleur, ni un
éclair, ni un visage que je ne connais que d’après une photo, ce ne sera pas le
visage de grand-père puisque je ne l’ai jamais vu en vrai, ce sera autre chose.
La planche crisse sous mon ongle, la farine poudroie autour de mes doigts, je
dessine le visage de papa dans la farine, la colère se lit dans ses yeux mais
je sais qu’il n’est pas fâché contre moi, je sais qu’il m’aime. Je sais que
derrière sa colère il y a un sourire, je pourrais le dessiner aussi, mais je ne
le fais pas, je le regarde, et puis je dessine à côté le visage de maman, j’ai
mal au doigt, et au bras aussi, et au dos, et aux jambes, j’appuie tellement
fort sur mon doigt que j’ai mal partout. Le visage de maman est triste, mais je
sais que ce n’est pas à cause de moi, la joie se cache aussi quelque part
derrière sa tristesse, je les regarde, ils me regardent depuis la farine.
Grand-mère me dit que j’ai compris l’essentiel, en fait je
l’ai toujours su. La douleur nous aide à nous souvenir, non seulement des
choses douloureuses, mais de tout, car il faut se souvenir de tout, ce dont
nous nous souvenons existe, mais ce que nous oublions n’existe plus, disparaît
du passé, disparaît du monde.
Elle repousse la planche, cogne sa bague contre le bord de
la rallonge sous la table, une vague soulève la farine, les visages
disparaissent, la farine est à nouveau lisse.»
« Krisztina souffle la fumée de sa cigarette et
commence à parler, elle, elle est restée jusqu‘au bout à côté de Réka,
elle y est toujours, là-bas sur la grande place, elles sont debout dans la
foule, accrochées l’une à l’autre, elles chantent avec les autres, elles
chantent : le mensonge est mort, vive la liberté, l’esclavage est mort,
vive la liberté, le malheur est mort, vive le bonheur, hourra, hourra, toute la
foule chante, tout le monde chante, pendant longtemps, très longtemps, jusqu’au
moment où arrivent les soldats, jusqu’au moment où ils se déploient avec leurs
tanks et leurs blindés de l’autre côté de la place, elles se mettent alors à
chanter avec les autres, pour eux, pour les soldats, elles chantent : ouvrez
, ouvrez vos cœurs, ouvrez, ouvrez les prisons, ouvrez, ouvrez les yeux,
hourra, hourra. Elles sont là sur la place, et elles chantent, il fait froid
mais elles ne le sentent pas, elles se cramponnent l’une à l’autre, et elles
chantent à tue-tête, elles commencent à avoir mal à la, gorge, mal aux poumons,
mais elles ne s’arrêtent pas, ni elles ni personne, elles restent là, et
pendant tout ce temps elle pense à la peur, elle se dit qu’elle devrait avoir
peur, puisqu’on n’a pas le droit de chanter ça, pas le droit de le dire, ni à
haute voix, ni tout bas, ni même de le penser, c’est à cela qu’elle pense, et
elle sait que les autres se disent la même chose, Réka et tous les autres, et
ça la pousse à chanter encore plus fort, incroyablement fort, elle a tellement
mal à la gorge qu’elle est obligée de pencher la tête en arrière, comme si elle
regardait le ciel, le ciel et les gros nuages blancs gorgés de neige, ouvrez,
ouvrez les yeux, ouvrez, ouvrez les prisons, et puis soudain elle sent une
violente secousse dans son ventre, et dans son estomac, et elle n’est pas la
seule, tous ressentent la même chose, la foule entière tressaille, quelqu’un
pousse un cri, puis un autre et encore un autre, les hurlements sont plus forts
que tout, ils couvrent les chants, jamais elle n’oubliera, elle a d’abord
entendu les cris, et seulement ensuite un grondement, une déflagration qui
déchire la foule, comme si le ciel tonnait, mais elle sait que ce n’est pas le
ciel parce que les nuages là-haut sont immobiles, et à partir de là elle ne se
souvient que de Réka, Réka qui serre son bras de toutes ses forces et elle qui
serre le bras de Réka de toutes ses forces, l’espace d’un court instant tout et
tout le monde reste figé, les grondements et les cris entremêlés résonnent en
écho au-dessus de la place, elle se dit alors que tout est fini, le chant et le
reste, maintenant il va falloir se taire à nouveau, maintenant il va falloir
partir d’ici, rentrer à la maison, quitter cette place, et cette honte lui fait
serrer le bras de sa sœur encore plus fort, devant elles quelqu’un tombe, un
vieux monsieur, la balle l’a touché au cou et l’a projeté sur le côté, son
chapeau s’est envolé, le sang coule à flots de son cou, elle regarde, elle voit
que le sang est sombre, très sombre, presque noir, noir et épais comme de
l’huile, elle ne veut pas voir mais elle ne peut pas le quitter des yeux et
elle sait que Réka a le regard fixé, comme elle, sur le sang noir, elle sait aussi
que les balles sifflent tout autour d’elles mais elle ne les entend pas, elle
n’entend rien, comme si elle était devenue sourde ou comme sui quelqu’un lui
avait bouché les oreilles.»
György Dragoman : « Le bûcher », traduit du
hongrois par Joëlle Dufeuilly, Editions Gallimard, 2018.
Quatrième de couverture :
« La Roumanie vient tout juste de se libérer de son
dictateur. Les portraits du camarade général ont été brûlés dans la cour de
l’internat où Emma, treize ans, arrive après la mort tragique de ses parents,
cherche encore à s’orienter. Quand une inconnue se présente comme étant sa
grand-mère, elle n’a d’autre choix que de la suivre dans sa ville natale.
Cette femme étrange partage sa maison avec l’esprit de son
mari défunt et pratique la sorcellerie. Mais Emma comprend qu’il y a d’autres
raisons à l’accueil malveillant que lui réservent les habitants de la ville.
Peu à peu, elle découvre les secrets de sa famille.
Profondément traumatisée et compromise par l’histoire qu’a traversée son pays,
sa grand-mère a utilisé les pouvoirs de la magie pour surmonter des décennies
dominées par la peur, la manipulation et la terreur. Et c’est cette force-là
qu’Emma tente à son tour de libérer en elle pour trouver sa place dans un monde
de nouveau bouleversé. »
Par JFT