Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire
La philosophie n’est l’apanage des enfants. Jean-Paul Mongin, spécialiste de philosophie allemande, a fondé la maison d’éditions des petits Platons en 2009. Celle-ci publie des livres de philosophie pour enfants et adultes.
Dans l’histoire racontée par Marion Muller-Collard et richement illustrée par Nathalie Novi, nous
sommes invités à marcher dans les pas du Professeur Freud s’en allant à la
pêche et à suivre pas à pas le fil de sa pensée, plus retors que ça, pour remonter
à maman et papa à partir de la rencontre d’un corps sorti d’une voix. Une drôle
d’histoire, ma foi, où le moi découvre que dans sa maison, le maître n’est pas
celui que l’on croâ.
"En se chaussant pour mettre le nez dehors, il s’empêtre dans
les nœuds de ses lacets. Il songe soudain à sa vieille canne à pêche oubliée au
fond du placard de l’entrée.
Une partie de pêche ! jubile-t-il avec de petits bonds
d’enfant. Voilà tellement longtemps !
Et voilà le Professeur Freud en chemin vers l’étang avec sa
canne sur l’épaule.
Illustrations : Nathalie Novi/Droits réservés
En marchant, on pense différemment.
En pêchant, c’est encore autre chose. Le Professeur a toujours aimé réfléchir
aux différentes manières que les humains ont de penser.
- On ne pense pas comme une
grenouille qui saute d’un nénuphar à l’autre, songe-t-il en voyant un batracien
folâtrer à la surface de l’eau.
Il déroule la bobine de sa canne à
pêche pour donner du mou à son fil.
- C’est tout à fait cela,
dit-il en souriant dans sa barbe. Nous pensons comme on déroule le fil
d’une canne à pêche. Nos idées sont toutes liées les unes aux autres…
Et il lance son bouchon au plus loin
dans l’étang, là où la berge tombe à pic et plonge vers les profondeurs. C’est
alors que l’eau semble répondre à ses pensées :
- Par exemple, toi, tu as eu l’idée
de la canne à pêche à cause de tes lacets.
Le Professeur regarde tout autour de
lui, pétrifié.
- Qui a parlé ?
On dirait que ça vient des cercles
qui s’étendent autour des soubresauts du bouchon.
- Peu importe, répond la voix. Ce
qui est important, c’est ce que tu dis là ! Tu imagines un peu ? Ce à
quoi je pense aujourd’hui remonterait, de fil en anguille, à ma toute première
pensée !
Un silence plane au-dessus de
l’étang. Le Professeur scrute la surface fripée de petites rides. Mais le gris
du ciel se confond avec le gris de l’eau. Où est la frontière, d’où parle cette
voix ? Une grenouille verte sur son nénuphar plonge dans l’eau en disant
« quoi ».
- Et à quand remonte ma toute
première pensée ? demande la petite voix.
- Voilà une grande question, soupire
le Professeur qui oublie soudain qu’il ne sait même pas à qui il répond.
Au milieu de l’étang, le bouchon de
sa canne à pêche commence à s’enfoncer.
- Foi de morue, ça mord !
s’exclame le Professeur.
- Pardi que ça mord, renchérit la
drôle de petite voix comme si elle avait quelque chose de coincé entre les
dents…
Le Professeur tire sur son fil et
fait surgir de l’eau une belle carpe de quelques livres.
- Oh, oh ! Belle prise,
commence-t-il d’une voix gourmande.
Il avance les pieds dans l’eau pour
décrocher le poisson suspendu à l’hameçon.
- Alors, petite voix, que dis-tu de
cela ?
Mais personne ne répond. Dans les
mains du Professeur, la carpe remue les lèvres, muette. Elle le regarde sans se
débattre. Pour un peu, elle s’éviderait d’elle-même et se rangerait sagement
dans les assiettes de la famille Freud. Il desserre sa prise et place le
poisson à plat dans ses mains :
- Eh bien, file, lui souffle-t-il
finalement. Pourquoi ne te sauves-tu pas ?
Alors il se penche pour le remettre
à l’eau. A sa grande surprise, la carpe revient lui caresser la main.
- Tu m’as l’air bien compliquée
comme carpe, commente le Professeur intrigué.
- Je me sentais bien dans tes mains.
C’est donc la carpe qui parle au
Professeur ?
- Ça alors ! Ce n’est pas
possible, raisonne le Professeur. Une carpe est muette… Un poisson, ça ne parle
pas !
- Si tu dis vrai, il n’y a
plus qu’une hypothèse : tu sais entendre même ce qu’on ne dit pas."
Le Professeur
Freud parle aux poissons, raconté par Marion Muller-Collard et
illustré par Nathalie Novi, les petits Platons, Paris 2014.
Marion Muller-Collard © Raphaël Helle Signatures pour La Vie
Nathalie Novi
Par JFT