vendredi 10 avril 2020

Luis Sepulveda

Où les mots se déplacent sans attestation dérogatoire

Une qui n’a pas à s’en faire côté souffle, c’est la baleine. A chaque respiration elle remplace quatre-vingt-dix pour cent de l’air contenu dans ses poumons - contre quinze pour cent pour nous, dans le meilleur des cas. Elle peut également rester trente minutes sous l’eau sans respirer. Non, décidément, elle n’a pas de souci à se faire de ce côté-là.

« Un matin de l’été austral de 2014, tout près de Puerto Montt au Chili, on trouvé une baleine échouée sur la côte de galets. C’était un cachalot de quinze mètres de long et son corps d’un gris étrange ne bougeait pas.

Des pêcheurs dirent que c’était peut-être un cétacé égaré, d’autres qu’il avait probablement été intoxiqué par toutes les ordures qu’on jette dans la mer, et un grand silence de chagrin fut l’hommage que lui rendirent tous ceux qui entouraient le grand animal sous le ciel gris du sud du monde.
Le cachalot resta quelque deux heures à peine bercé par les faibles vagues de la marée basse, jusqu’à ce qu’une embarcation s’approche, jette l’ancre tout près, et des hommes armés de gros câbles se mirent à l’eau et les nouèrent aux nageoires caudales, à la queue de l’animal et ensuite, très lentement, l’embarcation mit cap au sud en traînant le corps sans vie du géant marin.
- Qu’est-ce qu’ils vont faire avec la baleine ? ai-je demandé à un pêcheur qui, son bonnet de laine entre les mains, regardait l’embarcation s’éloigner.
- La respecter. Quand ils seront en pleine mer, à la sortie du golfe, ils ouvriront son corps et le videront pour qu’il ne flotte pas, et ils le laisseront  s’enfoncer dans l’obscurité froide de l’océan, répondit le pêcheur à voix basse.
Très vite l’embarcation et la baleine se perdirent entre les silhouettes incertaines des îles, les gens s’éloignèrent de la côte, mais un enfant resta à regarder fixement la mer.
Je m’approchai. Ses yeux sombres scrutaient l’horizon et deux larmes coulaient sur son visage.
- Moi aussi je suis triste. Tu es d’ici ? lui dis-je en guise de salut.
L’enfant s’assit sur la plage de galets avant de me répondre et je fis de même.
- Bien sûr, je suis lafkenche. Tu sais ce que cela veut dire ? demanda-t-il.
- « Gens de la mer ».
- Et toi, pourquoi tu es triste ? voulut savoir l’enfant.
- A cause de la baleine. Qu’est-ce qui a pu lui arriver ?
- Pour toi c’est une baleine morte, mais pour moi c’est beaucoup plus. Ta tristesse et la mienne ne sont pas pareilles.
Nous restâmes en silence pendant un temps que le va-et-vient des vagues mesura, et il m’offrit quelque chose de plus grand que sa main.
C’était une coquille de loco, un coquillage marin très apprécié, à la coque extérieure rugueuse comme une pierre et l’intérieur blanc comme les perles.
- Mets-la contre ton oreille et la baleine te parlera, dit le petit lafkenche et il s’éloigna à grands pas sur la plage sombre de galets.
Je l’ai fait. Et sous le ciel gris du sud du monde une voix m’a parlé dans le vieux langage de la mer. »

Histoire d’une baleine blanche, de Luis Sepulveda. Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié. Illustrations de Joëlle Jolivet. Editions Métailié, 2019. Cet ouvrage a été publié dans le cadre des 40 ans des éditions Métailié.


Anne-Marie Métailié avec Luis Sepulveda à ses côtés. ActuaLitté CC BY SA 2.0
Par JFT